Peredur (1) ab Evrawc
Le
comte Evrawc possédait le comté du Nord. Il avait sept fils.
(1)
Un Peredur Arveu-dur, ou Peredur aux armes
d'acier, périt à la bataille de Cattraeth (Gododin ap. Skene, II, p.12, v. 29). Le nom de Peredur est souvent
associé à celui de Gwrgi; tous deux
sont fils d'Eliffer
Gosgorddvawr, ou à la grande suite. La charge du cheval qui les porte, Corvann, est un des trois marchlwyth ou charges
de cheval (Triades Mab., p. 301,
5). La tribu de Gwrgi et de Peredur est une des
trois tribus déloyales; elle abandonna ses seigneurs à Kaer Greu
lorsqu'ils devaient se battre le lendemain avec Eda Glingawr, et
causa ainsi leur mort (ibid.,
p. 305, 16). D'après les Annales
Cambriae, ils seraient morts en 580 (Petrie, Mon. hist. brit., p. 831). II est bien difficile de dire si ce Peredur est le
même que le héros très francisé de notre récit. Evrawc
est le nom gallois de la ville d'York (Eboracum). On peut se demander si la légende ancienne ne faisait pas simplement de lui le fils d'un chef, seigneur d'Evrawc
ou York. Le Livre Noir signale
parmi les tombes célèbres celle d'un
fils de Peredur (Skene, II, p. 30). Chez les poètes,
c'est surtout sa vaillance qui est mentionnée (Myv. arch., p. 253, col. 2 (XIIIème siècle); p. 290, col, 1 (XIIIème-XIVème siècles). Ni Taliesin, ni Llywarch Hen, dans les poèmes
imprimés par Skene ne parlent de lui.
D'après une triade évidemment inspirée du Seint Greal, les trois chevaliers qui gardèrent le Greal furent: Cadawc (fils de Gwynlliw Illdud chevalier et saint, et Peredur
ab Evrawc Myv. arch., p. 411,
121). Plus bas, p. 77, en note, je renvoie à un intéressant passage de Dafydd ab Gwilym sur Peredur. Gwrgi et Peredur ont été mis au nombre des saints (Iolo mss., p.
128). D'après des généalogies, de la fin
du xème siècle, Guurci et Peretur fils d'Eleuther
Cascord Mawr (Eliffer
Gosgvrddvawr) descendent de Coyl Hen (Y Cymmrodor, IX, p. 175) Coyl était un chef des Bretons du Nord.
Ce
n'était pas par ses domaines que s'entretenait Evrawc, mais par les
tournois, les guerres et les combats, et,
comme il arrive souvent à qui les recherche,
il fut tué, ainsi que six de ses fils. Le septième s'appelait Peredur; c'était le plus jeune. Il n'avait pas l'âge d'aller aux combats ni à la
guerre; autrement il eût été tué comme son père
et ses frères. Sa mère était une femme avisée et intelligente. Elle réfléchit beaucoup au sujet de son seul fils et de ses domaines. Elle finit par
prendre le parti de fuir dans le
désert en un endroit solitaire et écarté et d'abandonner les lieux habités.
Elle ne garda dans sa compagnie que des femmes, des enfants et des hommes paisibles, auxquels il n'était ni
possible, ni convenable de se battre et de faire
la guerre. Personne n'eût osé réunir armes et chevaux là où l'enfant eût pu s'en apercevoir, de peur qu'il n'y prît goût.
L'enfant
allait tous les jours dans la forêt pour jouer et lancer baguettes et bâtons (1). Un jour, il aperçut le troupeau de chèvres de sa mère et deux chevreaux près des chèvres. L'enfant s'étonna
grandement qu'ils fussent sans
cornes, tandis que tous les autres en
portaient, et il pensa qu'ils étaient depuis
longtemps égarés et qu'ils avaient ainsi perdu leurs cornes.
(1)
Dans le Perceval de Chrestien
ce sont des javelots, Perceval a un cheval de chasse (Polvin, Perceval le Gallois, 11, p. 45.) Il a d'ailleurs quatorze ans. Dans Pen,
4, il lance des javelots de houx.
Il
y avait, au bout de la forêt, une maison pour les chèvres: à force de vaillance
et d'agilité, il y
poussa les chevreaux et les chèvres. Puis il retourna à la maison auprès de sa mère
« Mère, » dit-il, « je viens de voir ici près, une
chose étonnante: deux
de tes chèvres devenues sauvages et ayant perdu leurs cornes, si longtemps elles ont été égarées sous bois. I1 est
impossible d'avoir plus de peine que je n'en ai eu à les faire rentrer » Aussitôt chacun de se lever et
d'aller voir: grand fut leur étonnement quand ils aperçurent les chevreaux.
Un
jour, ils virent venir trois chevaliers suivant une voie chevalière, sur la
lisière de la forêt c'étaient Gwalchmei, fils de Gwyar; Gweir,
fils de Gwystyl
et Owein, fils d'Uryen (1). Owein suivait les traces d'un chevalier qu'il poursuivait et qui avait partagé les pommes (2) à la cour
d'Arthur.
« Ma mère, » dit Peredur,
« qu'est-ce que ces gens là-bas? »
- « Ce sont des anges, mon fils, » dit-elle.
- « J'en donne ma foi, » dit Peredur,
« je m'en vais comme ange avec eux » Et Peredur alla sur la route à leur
rencontre.
« Dis, mon âme, » dit Owein, « as-tu vu un chevalier passer par ici aujourd'hui ou hier ? »
- « Je ne sais ce que c'est qu'un chevalier »
- « Ce que je suis, » dit Owein.
(1)- Dans le Perceval de Halliwell, ce sont Ivain (Owein), Gauvain (Gwalchmei)
et Keu.
2.
Cf. tome I, p. 250 t note 2.
- « Si tu voulais me dire ce que je vais te demander, je te dirais ce
que tu me demandes »
- « Volontiers »
- « Qu'est-ce que cela? » dit Peredur en désignant la selle.
- « Une selle, » répondit Owein. Peredur (1) l'interrogea sur toutes pièces d'équipement et d'armement des hommes et des chevaux, sur ce qu'ils
prétendaient et pouvaient
en faire. Owein lui en expliqua complètement l'usage.
« Va devant toi, » dit Peredur; « j'ai vu l'espèce d'homme que tu demandes. Moi aussi, je
veux te suivre »
Et
il retourna vers sa mère et ses gens.
« Mère, » dit-il, « ce ne sont pas des
anges les gens de tout à l'heure, mais des chevaliers ordonnés (2).» La mère tomba évanouie. Peredur alla à l'endroit où se trouvaient des chevaux qui
portaient le bois de chauffage, et leur apportaient nourriture et boisson des
lieux habités. Il prit un cheval gris pommelé, osseux, le plus vigoureux, à son avis; il lui serra un bât autour du corps en guise .de selle, et, avec du
bois flexible, il réussit à imiter les objets d'équipement qu'il avait vus sur les
destriers et tout le reste.
Puis il retourna auprès de sa mère. A cc moment, la comtesse revint de son évanouissement. « Eh bien ! mon fils, » dit-elle, « tu veux donc partir ? »
(1) Sur le Peredur
(Les Breiz)
breton de
(2) Cet épisode est plus long et plus pittoresque dans Chrestien. Les
demandes de Perceval provoquent de la part des compagnons de son interlocuteur,
des remarques désobligeantes pour les Gallois qu'on ne trouve pas naturellement dans le roman de Peredur (v. t. 11,
p. 49).
Sire, or saciès bien entresait
Que Galois sont
tuit par nature
Plus fol que bestes
en pasture.
Cf. plus loin p.
57. Sa mère équipe Peredur:
Et si l'aparelle et atourne
De kanevas grosse cemise
Et braies faites à la guise
De Gales ù l'en fet ensemble
Braies et cauces, ce me semble.
(Page et, équipement
de Perceval en quittant sa mère.)
Et sèile li fu jà mise;
A la maniere et a la
guise
De Galois fu appareilléz... .
III. gaverlots porter soloit.
Ses gaverlos an vol por ter;
Mais .II. l'en fist sa mère oster.
Por ce que trop sanlast Galois.
- « Oui, » répondit-il, « avec ta permission »
- « Attends d'avoir reçu mes conseils
avant de t'en aller »
- « Volontiers; dis vite »
- « Va tout droit à la cour d'Arthur, là où sont les hommes les meilleurs, les plus
généreux et les plus vaillants.
Où tu verras une église, récite ton Pater
auprès d'elle.
Quelque part que tu voies nourriture et boisson, si tu en as besoin et qu'on n'ait pas assez de courtoisie ni de bonté
pour t'en faire part, prends
toi-même. Si tu entends des cris, va de ce côté; il n'y a pas
de cri plus caractéristique que celui d'une femme. Si tu vois de beaux joyaux, prends et donne à autrui, et tu
acquerras ainsi réputation
(1). Si tu vois une belle femme, fais-lui
la cour;
(1) Lady Guest cite
fort à propos, pour montrer quelle idée on se faisait de la libéralité au
moyen âge, une amusante anecdote, tirée
des mémoires de Jointive, dont Henri, comte de Champagne, est le héros (V. Natalis
de Wailly, Histoire
de saint Louis, p. 63).
quand
même elle ne voudrait pas de toi, elle t'en estimera meilleur et plus puissant qu'auparavant (1) » Cet entretien terminé, Peredur
monta à cheval, tenant une poignée de javelots à pointe aiguë, et il s'éloigna.
Il
fut deux jours et deux nuits à cheminer dans la solitude des forêts et divers
lieux déserts, sans nourriture
ni boisson. Enfin il arriva dans un grand bois solitaire, et au loin, dans le bois, il aperçut
une belle clairière unie. Apercevant dans la clairière un pavillon, il récita son Pater devant comme si c'était une église, puis
il y alla. La porte était
ouverte; près de la porte était une chaire
dorée, dans
laquelle était assise une jeune fille brune, d'une beauté parfaite, portant autour du front un diadème d'or, enrichi de pierres
brillantes, et, aux mains,
des bagues d'or épaisses. Peredur descendit de cheval et entra tout droit.
La pucelle lui fit un
accueil amical et lui souhaita la bienvenue (2).
(1) Dans Chrestien (p. 6I), Perceval exécute il à lettre la recommandation faite à Peredur. Il embrassa de force la pucelle du pavillon (v. plus bas, p. 53-
(2) Dans Chrestien
(Potvin, p. 64), la pucelle a peur de Perceval, Ki fos (fou) li semble; à
comparer plus haut, p. 51 Et cius ki petit fut senes;
Pag. 67: Mais .i. vallet
gallois i ot
vnieus et vilain et sot.
A
l'entrée du pavillon, Peredur aperçut de la nourriture,
deux flacons pleins de vin, deux tourtes de pain blanc et des tranches de cochon de lait.
«Ma
mère, » dit Peredur,
« m'a recommandé, en quelque lieu
que je visse nourriture et boisson, d'en prendre »
« Volontiers, seigneur, » dit-elle,
va à la table, « et grand bien te fasse » Alors Peredur alla à la table et prit la moitié
de la nourriture et de la boisson pour lui, et laissa l'autre à la pucelle. Lorsqu'il eut mangé, il plia un
genou devant la jeune
fille et dit:
« Ma mère m'a recommandé, là où je verrais un beau joyau, de
le prendre (1) »
- « Prends, mon rime, (2) » dit-elle.
(1) Notre roman et le Perceval de Chrétien de Troyes omettent
ici un détail important. Dans le poème anglais publié par Ritson et analysé par Halliwell, la mère de
Perceval, Acheflour, sœur d'Arthur, dont le mari a été tué par le Chevalier rouge, a remis à son fils un anneau qui lui servira plus
tard à le reconnaître. Perceval
rencontre une sale, y pénètre, et aperçoit, étendue sur un lit et dormant, une jeune dame. Il lui enlève sa bague et la remplace par son anneau, ce qui a des
conséquences fâcheuses à la fois pour
elle et Perceval. Son mari, le Chevalier noir, la maltraite;
un jour, Perceval, attiré par ses cris, accourt (v. cet épisode, plus bas). Il renverse le Chevalier noir
et réclame son anneau. Il a été donné
à un géant. Celui-ci l'a présenté à la mère de Perceval, à qui il fait la cour. Elle croit que son fils est mort, devient folle et erre dans la forêt. Perceval tue
le géant, ramène sa mère dans ses
États, où ils vivent heureux. H finit par se rendre en terre sainte où il trouve la mort (Gaston Paris, Hist. littér. de
(2)
Dans Chrestien, Perceval prend de force, malgré la pucelle.
Elle ne lui répond pas quand il
demande à boire et à manger. Ils se séparent
en très mauvais termes.
Peredur prit la bague, emmena son cheval
et partit (1).
Ensuite
arriva le chevalier à qui appartenait le pavillon, le seigneur de la clairière. Il aperçut les traces des pieds du cheval.
« Dis-moi, » dit-il
à la jeune fille, « qui a été ici
après moi ? »
- « Un homme à l'aspect
étrange, seigneur,» répondit-elle. Et
elle lui exposa en détail l'état de Peredur et l'objet de son voyage.
« Dis, » s'écria-t-il, « a-t-il eu des rapports avec toi ? t'a-t-il violentée ? »
- « Non, par ma foi, et il ne m'a fait aucun mal »
- « Par ma foi, je ne le crois pas, et, si je ne me rencontre avec lui pour venger mon déshonneur et
ma colère, tu ne resteras pas deux nuits sous le même toit que moi » Le chevalier sortit pour chercher à se
rencontrer avec Peredur.
Peredur, de son côté, se dirigeait vers la cour d'Arthur. Avant qu'il n'y parvînt,
un autre chevalier y arriva. Il fixa (2)
un grand anneau d'or épais contre la porte
de l'entrée pour attacher son cheval,
et se rendit à la chambre où se trouvaient Arthur et tous ses gens, ainsi que Gwenhwyvar et ses
dames.
(1) Pen. 4 (L. Rh.
287) a une addition intéressante: Peredur prit la bague, plia
le genou devant elle,
lui donna un baiser et sortit (v. plus haut p. 51, note 1).
(2)
La version de Pen. 4 (L. Rh. 288)
s'écarte ici de celle du Livre
Rouge et n'est pas sans importance
pour la recherche des sources du Peredur: « Un autre chevalier était
venu avant lui à la cour. Il avait donné une bague d'or épaisse à un
homme à la porte pour
tenir son cheval, pendant qu'il entrait là où se trouvaient
Arthur, Gwenhwyvar et leur suite. Le chevalier
prit le
gobelet de
la main de Gwenhwyvar
et lui lança le
liquide sur le visage et le sein »
Un
page de la chambre servait à boire à Gwenhwyvar d'une coupe d'or. Le chevalier en jeta le contenu sur le
visage et le sein de la
reine, et lui donna un grand soufflet, en disant
« S'il y a quelqu'un d'assez
intrépide pour me disputer cette coupe et venger l'outrage de Gwenhwyvar, qu'il vienne à ma suite dans le
pré, et je l'y attendrai » Le chevalier
prit son cheval et se rendit au pré.
Tous
les gens de la cour baissèrent la tête, de peur qu'on ne demandât à l'un d'eux d'aller venger l'outrage de Gwenhwyvar:
il leur semblait que jamais
homme n'aurait fait un coup aussi audacieux, s'il n'avait possédé telle vaillance et force ou
pouvoir magiques (1)
qui le missent à l'abri de toute vengeance. A ce moment arriva Peredur
à la cour, sur son
cheval gris pommelé, osseux, à l'équipement négligé et bien piètre pour une cour aussi noble.
Kei était debout au milieu de la salle.
«Hé!
l'homme long,
là-bas, » dit Peredur,
« où est Arthur ? »
- « Que veux-tu d'Arthur ? » dit Kei.
- « Ma mère m'a recommandé de venir vers lui pour me faire sacrer chevalier »
- « Par ma foi, tu es par trop mal monté en
cheval et en armes »
1) C'était une idée si bien répandue au moyen âge
que, suivant la remarque de lady
Guest, les chevaliers, avant de se battre, devaient jurer qu'ils ne portaient sur eux aucun
charme et qu'ils n'étaient protégés
par aucune magie ou enchantement.
Toute
la cour porta les yeux de son côté et se mit à
lui lancer des baguettes (1). A ce
moment entra un nain qui était venu avec
une naine, il y avait déjà un an, pour
demander refuge à Arthur, et il l'avait
obtenu. De toute l'année, aucun d'eux n'avait dit un mot à personne.
« Ha ! ha ! » s'écria le nain en apercevant Peredur,
« Dieu te bénisse, Peredur, beau fils d'Evrawc, chef des guerriers, fleur
des chevaliers ! »
- « En vérité, » dit Kei, « il faut être bien mal avisé pour rester
une année muet à la
cour d'Arthur, ayant la liberté de choisir avec qui s'entretenir, et aller
appeler et déclarer, en face d'Arthur et de sa cour, un homme de cette espèce chef des guerriers et
fleur des chevaliers! »
Et il lui donna un tel soufflet qu'il le
jeta à terre évanoui. (2)
« Ha ha ! » s'écria aussitôt la naine, « Dieu te bénisse, Peredur, beau fils d'Evrawc, fleur des guerriers et lumière
des chevaliers 1 »
- « En vérité, » dit Kei, « femme, c'est être bien mal avisée que de rester une année
sans parler à la cour d'Arthur et d'appeler ainsi un pareil homme » Et Kei lui donna un tel coup de
pied qu'elle tomba à terre
évanouie.
« L'homme
long, » lui dit Peredur,
« indique-moi
où est Arthur »
(1) Pen. 14 (L. Rh.
288) ajoute que les gens de la cour se mirent à se moquer de lui et qu'ils furent
bien aises de trouver une excuse pour se taire au sujet du chevalier. Pen. 7 (L. Rh. p. 606) dit que Kei invita la cour à se moquer de lui,
etc., si bien que l'autre affaire (jeu) fut
oubliée. Pen. 4 (L. Rh. 122) prête le même
sentiment aux gens de la cour.
(2)
Pen. 4 (L. Rh. 123), Pen. 14 (L. Rh. 288), Pen. 7 (L. Rh. col. 607) font entrer la naine à ce moment.
- « Donne-nous la paix, »
dit Kei; « va après le chevalier qui est allé d'ici au pré,
enlève-lui la coupe, renverse-le, prends
son cheval et ses armes, et après tu obtiendras de te faire sacrer chevalier »
- « Je
vais le faire, l'homme long »
Et
Peredur de tourner bride, et au pré. Il y trouva le chevalier en train de
chevaucher, l'air tout fier de sa force et de la vaillance qu'il se croyait.
- « Dis-moi, » dit le chevalier, « as-tu vu quelqu'un de la cour d'Arthur venant après
moi? »
-
` (1) Un homme long qui se trouvait là m'a
commandé de te renverser,
d'enlever la coupe et de prendre ton cheval et. tes armes pour moi »
- « Tais-toi, retourne à la cour et
commande à Arthur, de ma part, de venir lui ou un autre se battre avec moi; s'il ne vient pas immédiatement, je ne l'attendrai
pas.»
- « Par ma foi, » dit Peredur,
« choisis: de gré ou de force, il me faut le cheval, les armes et la coupe » Le chevalier (2) le chargea avec fureur et lui donna du pied de sa lance
un grand coup douloureux
entre les épaules et le cou.
- « Ha! ha ! homme, » dit Peredur,
« les gens de ma mère ne jouaient pas ainsi avec moi; je m'en vais jouer à mon tour avec toi ainsi » Il lui lança un javelot à pointe aiguë, qui l'atteignit à l'oeil, lui sortit par la nuque et le renversa mort à l'instant.
(1) Pen. 7 (L. Rh. 607): c Je n'ai vu personne 3.
(2)
Dans le Perceval de Ritson ce chevalier est le Chevalier Rouge, le meurtrier du père de Perceval, qui, lui aussi,
s'appelait Perceval.
« En vérité, dit Owein (1),
fils d'Uryen, à Kei, « tu as été mal inspiré au
sujet de ce fou que tu as envoyé
après le chevalier. De deux choses l'une ou il est tué, ou il a été culbuté. Si le chevalier l'a renversé, il le comptera parmi les gentilshommes de
la cour, et il en résultera honte éternelle pour Arthur et ses guerriers. S'il l'a tué, il en va de même pour le déshonneur, avec péché en plus sur nous-même (2). Par ma foi, je m'en vais là-bas pour savoir quelle aventure est la sienne » Et
Owein alla au pré. Il aperçut Peredur trainant le chevalier le long du pré.
- « Que fais-tu là, ainsi ? » dit-il.
- « Jamais, » dit Peredur,
« cette robe de fer ne le quittera, je crois quelle fait partie de lui-même
(3) .»
(1) Dans Pen. 14,
et 7, c'est Gwalchmai qui joue ce rôle. Dans Chrestien, c'est Yonès qui parait être un dérivé plus ou moins exact (peut-être breton-armoricain) d'Yvain; chez
Wolfram, de même, Iwanet.
(2) Le texte du L.
Rouge a: arnaw ynteu, sur
lui-même; Pen. 4 (L. Rh. 125): arnat titheu, sur
toi-même; Pen. 14: arnam ninheu oll: sur nous
tous; ces deux versions sont toutes les deux acceptables. Le texte de Pon.7 (L.Rh., 608) semble gloser celui du Livre Rouge:
ha
ffechawt y dyn fol hwnnw yn angwanec, et le
péché de ce fou en plus. Il est probable qu'arnam ou arnan ninheu est plus près de l'ancien texte;
le scribe aura lu arnau ninheu au lieu de arnanninheu et corrigé en arnau inteu, parce
que arnau ninheu ne
donnait pas de sens raisonable.
(3) Cf. Chrestien
(Potvin, II, p. 79): Perceval dit en parlant de l'armure
Qu'eles se tienent si au cors
Que
çou dedens et çou defors
Est trestout. I. si com moi samble
Qu'eles se tienent si ensamble.
A rapprocher de la remarque de
Perceval au chevalier qu'il a rencontré dans la forêt à propos de son
haubert (p. 51): Fustes vous ensi nés ? v. notes critiques.
Owein
enleva les armes et les habits:
- « Voici, mon âme, » dit-il, « cheval et armes meilleurs que les autres; prends-les joyeusement et viens
avec moi auprès
d'Arthur pour te faire sacrer chevalier. Tu le mérites vraiment »
-
«Que je perde mon honneur,
si j'y vais ! » dit
Peredur, « seulement emporte la coupe de ma part pour Gwenhwyvar; dis à Arthur qu'en quelque endroit que je me trouve, je serai son
homme, et que si je puis pour lui service et profit, je le ferai; ajoute que je n'irai pas à la cour avant de m'être rencontré avec l'homme long qui est là-bas, pour venger l'outrage fait au nain et à
la naine » Owein
retourna à la cour, et raconta l'aventure
à Arthur, à Gwenhwyvar et aux gens de la cour, sans oublier la menace contre Kei. Peredur prit le large; comme il cheminait, il rencontra un chevalier qui lui dit:
- «D'où viens-tu ? »
- « De la cour d'Arthur »
- « Es-tu des hommes d'Arthur ? »
- « Oui, par ma foi »
- « Tu tombes bien pour te réclamer
d'Arthur ! »
- « Pourquoi ? »
- « Voici: j'ai toujours été pillant aux dépens d'Arthur, et tous ceux
de ses hommes que
j'ai rencontrés, je les ai tués » Ils n'en dirent pas plus long: ils se battirent.
En un rien de temps, Peredur l'eut jeté par-dessus la
croupe de son cheval
à terre. Le chevalier demanda grâce.
- « Tu l'auras, » dit Peredur, « en
jurant que tu iras à la cour d'Arthur, que tu lui
diras que c'est moi qui t'ai renversé pour son honneur et service, et que je n'irai pas à sa cour
avant d'avoir trouvé à venger l'outrage
fait au nain et à la naine. Le chevalier le
jura et s'en allant droit à la courd'Arthur, il tint parole, sans oublier la menace contre Kei.
Peredur alla devant lui, et dans la même semaine, il
rencontra seize chevaliers qu'il renversa honteusement.
Ils allèrent tous à la cour d'Arthur, apportant les mêmes propos que le premier
chevalier, et particulièrement la menace de Peredur contre
Kei. Kei fut blâmé par Arthur, et en
devint lui-même soucieux.
Peredur marchait toujours devant lui. Il arriva dans un grand bois désert; sur la lisière
du bois, il' y avait un étang, et, de l'autre côté de l'étang, un beau château fort. Sur les bords de l'étang,
il vit un homme à cheveux blancs à
l'air accompli, assis sur un coussin
de paile, vêtu
de paile, et des valets en train de pêcher (1). En
apercevant Peredur l'homme aux cheveux blancs se leva pour se rendre au château; il était boiteux (2). Peredur se dirigea vers la cour; il trouva la porte ouverte et entra dans la salle.
(1) D'après les trois autres versions,
ils pêchent sur l'étang dans un
canot.
(2) Il y a ici
confusion avec le roi Pêcheur. Voir la note 3 à la page 64. Tout ce récit, d'ailleurs, est plein
d'incohérences. Chez Chrestien, c'est le second oncle
de Perceval qui est boiteux et se livre
è la pêche.
Le
vieillard était assis sur un coussin, devant un grand feu. Les gens de la cour
se levèrent pour aller à la rencontre de Peredur, et le désarmèrent. Le vieillard
pria (1) le jeune homme
de s'asseoir sur le bout du coussin. Il s'assit près de lui et ils causèrent.
Lorsque le moment fut
venu, on dressa les tables et on alla manger. Peredur s'assit à côté du maître de la
cour. Quand on eut
fini de manger, il demanda à Peredur s'il savait bien jouer de l'épée:
« Je crois bien, » dit Peredur, « que si on me
l'enseignait, je le saurais »
- « Qui saurait bien jouer du bâton
et de l'écu, saurait
se battre à l'épée » Le vieillard
avait deux fils, l'un blond, l'autre brun.
« Levez-vous,
jeunes gens, dit-il, pour jouer du bâton et de l'écu » Ils allèrent jouer du bâton
(2).
« Dis, mon âme, » dit le vieillard, « quel est, à ton avis, celui qui joue le mieux ? »
- « A mon avis, le blond pourrait tirer du sang à
l'autre, s'il le voulait » -
« Va toi-même, mon âme, prends le bâton et l'écu de la main du brun, et tire du sang au blond si tu peux » Peredur se leva, alla jouer avec le blond, leva le bras sur lui et
lui déchargea un tel coup,
qu'un des sourcils lui tomba sur l'oeil et que le
sang se mit à courir.
(1) D'après Pen. 4, col. 147, le
vieillard frappe de la main sur le coussin
en invitant Peredur â s'asseoir.
(2) Bâton, au moyen
âge, a non seulement le sens actuel, mais encore celui d'arme en général; on voit désigner par ce nom jusqu'à des haches et des épées. Le jeu du bâton à
deux bouts (ffon
ddwybig) était un des vingt-quatre exercices nationaux des
Gallois (Myv. arch., p. 871, col 2).
« Bien, mon âme, » dit le vieillard, «viens t'asseoir
maintenant; le plus habile à se battre à l'épée dans cette île, ce sera toi. Je suis ton oncle, le frère de ta
mère. Tu vas rester maintenant quelque temps (1) avec moi pour apprendre les coutumes et les usages
du pays, les belles
manières, ainsi que courtoisie, gentillesse et seigneurie. Il est temps de renoncer au langage de
ta mère. Je serai ton maître, je t'ordonnerai chevalier dès maintenant. Voici
ce que tu devras faire verras-tu quelque chose d'extraordinaire, ne t'en informe pas jusqu'à ce qu'on soit
assez bien appris pour
t'en instruire; ce n'est pas sur toi que la faute retombera, mais sur moi qui
suis ton maître (2) »
On leur présenta
honneurs et services variés.
Quand
il fut temps, ils allèrent se coucher. Aussitôt le jour, Peredur se leva,
prit son cheval et, avec
la permission de son oncle, sortit. Il arriva dans un grand bois désert, puis,
au bout du bois, à un pré uni, et de l'autre côté du pré, il aperçut un grand château. Peredur se dirigea de ce côté, trouva la porte ouverte, et entra
dans la salle. Dans un
des côtés, était assis un homme aux cheveux blancs, majestueux, entouré de
nombreux pages.
(1) Pen. 7. (L.
Rh., 811): cette semaine-ci.
(2) Il semble
que cette remarque assez singulière puisse s'expliquer ainsi: ton silence pourra passer pour de l'ignorance,
mais c'est moi, ton maître, qui en serai responsable.
Ils
se levèrent respectueusement devant Peredur, allèrent à sa rencontre et le
placèrent à côté du maître
de la cour. Ils causèrent. Lorsqu'il fut temps d'aller manger, Peredur
fut assis à côté du gentilhomme. Après qu'ils eurent mangé et bu à souhait, le gentilhomme demanda à Peredur s'il savait jouer de l'épée.
« Si on me l'enseignait, dit-il, il
me semble que je le saurais » Il y avait, fixé au sol de la salle, un grand crampon de fer (1) que
la main d'un homme de
guerre aurait pu à peine étreindre. « Prends cette
épée-là » , dit le vieillard à Peredur, « et
frappe l'anneau de
fer » Peredur se leva et frappa l'anneau qui se brisa en deux
morceaux ainsi que l'épée.
« Place les deux morceaux ensemble
et réunis-les » Peredur les mit ensemble et ils
se ressoudèrent
comme devant. Une seconde fois, il frappa l'anneau au point de le briser en deux ainsi que
l'épée. Les morceaux se rajustèrent comme auparavant. La troisième fois, il frappa un tel coup que
les morceaux de l'anneau aussi bien que de l'épée. rapprochés, ne purent être rajustés.
« Bien, jeune homme, » dit le vieillard, « en voilà assez, viens t'asseoir et reçois ma
bénédiction. Tu es le premier
joueur d'épée de tout le royaume.
(1) Ces crampons,
destinés à attacher les chevaux, étaient souvent fixés çà et là dans la salle, comme cela ressort de l'élégie de Llywarch Hen sur Uryen (Skene, 11, p. 473,131. Une des treize merveilles de Bretagne était le licol de Klydno Eiddin qui était engagé dans un crampon au pied de son lit; il
n'avait qu'à désirer que n'importe quel cheval s'y engageât pour que son désir
fût aussitôt exaucé (lady Guest, I, p. 377).
Tu
n'as que les deux
tiers de ta force, il te reste encore la troisième partie à acquérir. Quand tu l'auras entière,
personne ne sera capable de lutter avec toi. Je suis ton oncle, le frère de ta mère; nous sommes frères, moi et l'homme chez qui tu as logé hier soir »
Il commençait à causer
avec son oncle, lorsqu'il vit venir dans la
salle et entrer dans la chambre, deux
hommes portant une lance énorme (1): du
col de la lance coulaient jusqu'à terre trois ruisseaux de sang (2). A cette vue, toute la compagnie se
mit à se lamenter et à gémir. Malgré cela le vieillard ne rompit pas son entretien avec Peredur;
il ne donna pas l'explication de ce fait à Peredur
et Peredur ne la
lui demanda pas non plus (3).
(1) Il semble que
ce soit Ià un souvenir du Sent Greal; mais, d'après
un autre passage du roman (v. plus bas, p. 119), la tête serait celle du cousin germain de Peredur, tué par les sorcières de Kaerloyw.
(2) Plus loin,
c'est un ruisseau qui coule. Ce serait un jeune homme qui aurait porté la lance et le plat avec la tête (p. 119); dans un autre passage (p.101), il n'est question
que de la lance, au bout de laquelle
il y avait une goutte de sang qui se changea
en torrent.
(3) Il résulte
d'un épisode suivant (v. plus bas, p.101) que l'oncle de Peredur (le roi Pescheor de Chrestien), ne devait recouvrer la santé que si Peredur lui
avait demandé le sens et la cause des phénomènes
de la lance saignante et des prodiges qui l'accompagnaient. Peredur se
retrouve après mainte aventure chez le roi boiteux (p.118-119). Un jeune homme blond paraît et lui révèle que c'est lui qui, sous les traits de la jeune fille
noire, lui a fait des reproches au
sujet de son silence, et est intervenu à Ysbidinongyl
(p. 116) et ailleurs. C'est lui aussi, toujours sous les traits d'une femme,
qui se serait présenté avec la tête sanglante sur un pat, et la lance sanglante. La tête est celle du cousin
germain de Peredur, tué par les sorcières de Gloucester; ce sont
elles aussi qui avaient estropié son
oncle. Peredur, avec l'aide d'Arthur, tue les sorcières (p. 119-120). On ne voit pas qu'il ait
guéri le roi boiteux. Il y a des
contradictions dans tout ce récit. Chez Chrestien, la
lance et le plat jouent un rôle
beaucoup plus important. De plus, Perceval
fait les questions requises, et le roi est guéri. Sur le thème général de Peredur,
v. Introduction.
Il n'est pas sans
intérêt de remarquer que Chrestien ne parle pas des
cris de douleur de ceux qui portent la lance et les autres objets, ni des assistants, comme le dit justement
miss Mary Williams (Essai, p. 55).
Après
quelques instants de
silence, entrèrent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel
était une tête
d'homme baignant dans le sang. La compagnie jeta alors de tels cris qu'il était
fatigant de rester
dans la même salle qu'eux. A la fin, ils se turent. Lorsque le moment de dormir fut arrivé, Peredur se rendit dans une belle chambre. Le lendemain, il
partit avec le congé de son oncle.
Il
alla à un bois, et au loin dans le bois, il entendit des cris perçants. Il vit
une femme brune, accomplie,
près d'un cheval tout harnaché, et à côté d'elle un cadavre. Elle essayait de
le mettre en selle, mais il tombait à terre et, à chaque fois, elle jetait de grands cris.
« Dis, ma sœur, » demanda Peredur, « pourquoi
te lamentes-tu ? »
- « Peredur l'excommunié, » s'écria-t-elle! « peu de secours, ma souffrance au contraire vient
de toi »
- « Pourquoi serais-je excommunié ? »
- « Parce que tu es cause de la mort de ta mère. Quand tu
t'éloignas malgré
elle, un glaive de douleur s'enfonça dans son coeur
et elle mourut. C'est pourquoi tu es excommunié. Le nain et la naine que tu as vus à la cour d'Arthur étaient ceux de ton
père et de ta mère; moi,
je suis ta sœur de lait et l'homme que tu vois était mon mari. C'est le chevalier de la clairière du bois qui l'a tué;
n'approche pas de lui de peur d'être tué toi aussi (1) »
- « Ma sœur, tu as tort de me faire des reproches.
Pour avoir été si longtemps
avec vous, je ne le vaincrai pas sans peine; si j'étais resté plus longtemps, jamais je ne le. vaincrais. Cesse désormais de te
lamenter, cela ne
change en rien la situation. J'enterrerai le mort, puis j'irai à l'endroit où se
tient le chevalier pour essayer de tirer vengeance de lui.»
Après
avoir enterré le mort, ils se rendirent à la clairière où le chevalier chevauchait fièrement. Il
demanda immédiatement
à Peredur d'où il venait.
« Je viens de la cour d'Arthur » , répondit-il.
- « Es-tu homme à Arthur? »
-
«Oui, par ma foi »
- « Tu tombes bien en parlant de tes
liens avec Arthur » Ce fut tout, et ils se chargèrent. Peredur renversa le chevalier sur-le-champ. Celui-ci lui demanda grâce.
« Je te l'accorde, » dit Peredur, « à condition que tu prennes cette femme pour épouse et que tu la traites avec tout l'honneur et la considération que tu pourras, pour avoir tué son
mari sans motif; tu iras à la cour
d'Arthur, tu lui diras que c'est moi
qui t'ai terrassé pour son honneur et
service, et que je n'irai jamais à sa cour
avant de m'être rencontré avec l'homme long pour venger sur lui
l'outrage fait au nain et à la naine »
(1) Chez Chrestien, c'est elle aussi qui reproche à Perceval de n'avoir pas fait de question au sujet de la lance
et du Greal. Dans notre roman, c'est la jeune fille noire (p. 104), mais sous ses traits se cachait un jeune homme, cousin de Peredur (p. 118-119).
Il prit des gages du
chevalier à ce sujet. Celui-ci pourvut la
femme de cheval et d'habits et se rendit à la cour d'Arthur, à qui il dit l'aventure et la menace contre Kei. Kei eut
des reproches d'Arthur et de sa cour
pour avoir forcé à errer loin de la
cour d'Arthur un homme comme Peredur.
« Ce jeune homme, » dit Owein, fils d'Uryen, « ne viendra jamais à la cour, tant que
Kei n'en sortira pas; or Kei ne quittera pas
d'ici »
- « Par
ma foi, » s'écria Arthur, « je vais me mettre en
quête de lui, dans les déserts de l'île de Bretagne, jusqu'à ce que je le trouve; et alors, que chacun d'eux
fasse à l'autre le pis qu'il pourra »
Peredur marchait devant lui: il arriva dans un bois désert, où il ne voyait aucune trace de pas
d'hommes ni d'animaux, rien que des
broussailles et des herbes. Vers
l'extrémité du bois, il aperçut un grand château surmonté de tours
nombreuses et fortes. Près de l'entrée, les
herbes étaient plus longues que partout ailleurs. De la hampe de sa lance, il frappa à la porte; aussitôt un
jeune homme aux cheveux roux, maigre, d'un
créneau du rempart, lui dit:
- « Choisis,
seigneur; je vais t'ouvrir moi-même la porte ou indiquer à notre chef que tu es à l'entrée »
- « Dis-lui
que je suis ici; si l'on veut que j'entre, j'entrerai » Le jeune homme revint bientôt et ouvrit la porte à Peredur.
En
entrant dans la salle il aperçut dix-huit valets maigres, rouges, de même taille, même aspect, mêmes vêtements, même âge que
celui qui lui avait
ouvert. Il n'eût qu'à se louer de leur politesse et de leur service. Ils le désarmèrent, puis ils
s'assirent et ils
commençaient à causer, lorsque vinrent cinq pucelles de la chambre dans la
salle.
Pour
celle d'entre elles qui était la plus élevée en dignité, Peredur était
sûr qu'il n'avait pas vu de physionomie plus belle. Elle portait un vieux vêtement de paile, qui autrefois avait été bon,
maintenant tout
troué: à
travers on voyait sa peau, qui était
plus blanche que la fleur du cristal (?). Ses cheveux et ses sourcils
étaient plus noirs que le jais, et elle avait aux joues deux petites
fossettes plus rouges que ce qu'il y a de plus rouge. La pucelle souhaita la bienvenue à Peredur, lui jeta les bras autour du cou, et s'assit à ses côtés (1). Peu de temps après, arrivèrent deux nonnains, l'une portant un
flacon plein de vin, l'autre six tourtes de pain blanc.
– « Dame, » dirent-elles,« en
toute vérité, voilà tout ce qui
restait de nourriture et de boisson
dans notre couvent cette nuit » Ils se mirent à table.
(1) C'est
Peredur s'aperçut que la pucelle voulait lui donner plus de nourriture et
de boisson à lui qu'aux
autres.
- « Ma sœur, » dit-il, « je vais partager les vivres et la boisson »
- « Non pas, mon âme,» dit-elle.
- « C'est moi, sur ma foi (1), répliqua-t-il, qui partagerai » . Et Peredur
prit le pain, en donna
à chacun une part égale, et versa de même, du flacon, une mesure égale à chacun. Quand le moment fut arrivé, une chambre fut préparée pour Peredur, et il
alla se coucher.
- « Écoute, sœur, » dirent les valets à la pucelle la plus belle et la plus
élevée en dignité des jeunes
filles, « ce que nous avons à te conseiller »
« Qu'est-ce ? » répondit-elle.
- « C'est d'aller dans
la chambre là-haut te proposer au jeune homme, à son choix, comme femme
ou comme maîtresse »
- « Voilà une chose qui ne me convient pas; moi, qui n'ai jamais eu de
rapport avec un homme, aller me proposer à lui, avant qu'il ne m'ait fait la
cour ! Je ne le saurais pour rien au monde »
- « Nous en prenons Dieu à
témoin, si tu n'obéis, nous laissons tes
ennemis faire ici de toi ce qu'ils
voudront » Effrayée, la pucelle, en versant des larmes, alla droit à la chambre. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, Peredur s'éveilla. La
jeune fille pleurait et gémissait.
- « Dis, ma sœur, pourquoi es-tu ainsi à
pleurer ? »
(1) Peredur dans Pen. 4 (L. Rh. 134) fait un serment plus énergique et plus gallois: « honte sur ma barbe, si je ne le fais pas.
- « Je vais te le dire, seigneur. Mon père possédait en propre ces domaines, cette cour-ci
et le comté qui en
dépendait, le meilleur qui fût dans ses États. Le fils d'un autre comte me demanda à
mon père en mariage.
Je ne serais pas allée avec lui de mon gré et mon père ne m'aurait jamais donnée non plus contre ma volonté, ni à lui ni à
aucun comte au monde.
J'étais fille unique. A sa mort, les domaines passèrent entre mes mains, et je
désirais encore moins le comte qu'auparavant. Il me fit la guerre et s'empara de mes biens à
l'exception de cette seule
maison. Grâce à la vaillance de ces hommes que tu vois, mes frères de lait, et
à la force de la maison
elle-même, elle ne pouvait être prise tant que dureraient la nourriture et la boisson. Mais elles ont été épuisées, et nous
n'avions plus que ce que
les nonnains que tu a vues pouvaient nous apporter de nourriture, grâce à la liberté qu'elles avaient de parcourir les domaines
et le pays. Mais maintenant,
elles n'ont plus rien elles-mêmes. Pas plus tard que demain, le comte viendra avec toutes ses forces attaquer cette
place. S'il me prend, le moins qu'il puisse m'arriver, c'est d'être livrée par lui à ses écuyers. Je suis
donc venue, seigneur, me
proposer à toi pour faire de moi ce qu'il te plaira, en retour de ton aide: emmène-nous hors d'ici ou défends-nous dans cette place »
- « Va te reposer, ma sœur; je ne te
quitterai pas, quoique je ne veuille
rien faire de ce que tu m'offres avant
d'avoir su par expérience jusqu'à quel point je puis vous secourir » La jeune fille alla se coucher (1).
Le
lendemain matin, elle se leva, se rendit auprès de Peredur et le salua.
- « Dieu te donne bien, mon âme, » dit-il « quelles nouvelles apportes-tu? »
- « Il ne saurait y en avoir de
mauvaises, tant que tu seras bien, seigneur; seulement le comte et toutes ses forces sont descendus à l'entrée du château: on n'a jamais vu nulle part plus de pavillons ni de chevaliers provoquant
les autres au combat »
- « Eh bien, » dit Peredur,
« que l'on prépare mon cheval » Son cheval fut harnaché. Peredur se leva et alla au pré. Il y
avait là un chevalier chevauchant fièrement et l'étendard de combat dressé. Ils se battirent, et Peredur jeta le chevalier à terre par-dessus la croupe de son cheval. A la fin du jour, un chevalier de
haut rang vint se battre
avec lui et fut renversé.
« Qui es-tu ? » dit Peredur.
- « En vérité, » répondit-il, ` je suis le penteulu (2) du comte »
- « Quelle partie des possessions de la comtesse
détiens-tu ? »
(1) Chez Chrestien, elle
passe la nuit sur le lit de Perceval (Potvin, II, p. 116).
S'il
l'a sur le covertoir mise
Tot souavet et tot a aise.
Et cele suefre qu'il le baise
Ne ne quic pas qu'il li
anuit.
Ensi giurent tote la nuit,
Li uns vers l'autre, boce a boce,
Jusqu'al demain que for aproce.
(2) La valeur du penteulu
(v. tome I, p. 348) était le tiers de celle du roi. Il a un tiers aussi dans les amendes dues pour fautes commises à la cour. Le partage se fait par tiers avec
le roi, en ce qui concerne le butin,
entre lui, la reine et le chef fauconnier (Ancient laws, I, p. 13, 14).I1 est possible, d'après un
passage suivant de notre récit, que le
chef fauconnier ait supplanté le dystein ou intendant.
- « En vérité, le tiers »
- « Eh bien ! rends-lui ce tiers complètement
et tout ce que tu as pu en retirer de profit; en
outre, qu'il y ait de la nourriture et de la boisson pour cent hommes, ainsi que des chevaux et des armes pour eux,
cette nuit, dans sa cour; tu seras son prisonnier, avec cette condition que tu auras la vie sauve » Le tout fut fourni sans délai. La pucelle fut joyeuse
cette nuit-là, après avoir
reçu tout cela.
Le
lendemain, Peredur alla au pré et renversa un grand nombre de guerriers. A la
fin du jour, un
chevalier, fier et de haut rang, vint contre lui. Peredur le renversa et lui accorda merci.
« Qui es-tu? » lui dit-il. - « Le distein (intendant)
de la cour (1) »
- « Quelle part des domaines de la jeune fille est en ta possession? »
- « Le tiers »
- « Eh bien ! » dit Peredur,
« outre les domaines de la jeune fille, tu donneras
tout ce que tu en as tiré
de biens, de la
nourriture et de la boisson pour deux cents hommes, des chevaux et des armes pour eux, et tu seras son
prisonnier » Tout cela fut fourni sans retard.
(1) Le dystein est
le troisième des officiers de la cour du roi. Il a le soin des vivres et de la boisson; il s'occupe des logements. Il a droit au tiers des amendes infligées aux
officiers de la cour. D'après ce récit, il aurait droit aussi à un tiers des
dépouilles (Ancient laws, I, p. 29, 20). Ce mot de distein ou dystein se retrouve
en Armorique dans le nom de Wr-distin
ou Wr-disten ( Redon). Ces traits purement gallois ne se retrouvent pas chez Chrestien.
Ce
troisième jour, Peredur alla au pré et renversa encore plus de chevaliers
que les autres jours.
A la fin de la journée, un comte vint se battre avec lui; il fut renversé et demanda grâce.
« Qui es-tu? » dit Peredur.
-
« Je suis le comte, » répondit-iI; « je ne le cache pas »
- « Eh bien ! outre son comté en entier, tu
donneras à la jeune fille le tien, plus de la nourriture et de la boisson pour trois cents hommes, des
chevaux et des armes pour
eux tous, et tu seras en son pouvoir » Tout cela fut
fait sans faute. Peredur resta là trois semaines, forçant au tribut et à
la soumission, et mettant les États de la jeune fille dans la situation qu'elle désirait.
« Avec ta permission, » dit alors Peredur,
« je partirai »
- « C'est bien ce que tu désires, mon frère? »
- « Oui, par ma foi: n'eût été mon
affection pour toi, je ne serais pas resté si longtemps »
- « Mon âme, qui es-tu ? »
« Peredur, fils d'Evrawc du Nord. S'il
te survient affliction
ou danger, fais-le-moi savoir et je te protégerai, si je puis » Peredur
s'éloigna et, loin de là, rencontra une femme montée sur un cheval très maigre et couvert de sueur (1).
Elle salua le jeune
homme. « D'où viens-tu, ma sœur? » dit Peredur.
(1) Chez Chrestien,
le chevalier du Pavillon, après le départ de Perceval (v. plus haut p. 54),
avait forcé la jeune femme à monter à cheval et à partir avec lui à la recherche du héros. Le
chevalier est l'Orgueilleux de
Elle
lui donna la raison de son voyage. C'était la femme du maître de la clairière.
« Eh bien! » dit-il, « je suis le chevalier à cause
duquel tu as éprouvé cette souffrance. Il s'en repentira, celui qui en est l'auteur » A ce moment survint un chevalier qui
demanda à Peredur s'il avait vu quelqu'un ressemblant
à un chevalier qu'il cherchait.
« Assez de paroles, » dit Peredur; « je suis l'homme que tu
cherches. Par ma foi,
tu as bien tort dans tes reproches à la jeune fille; elle est bien innocente en
ce qui me concerne » Ils se battirent cependant, et le combat ne fut pas long: Peredur
le renversa, et il demanda
grâce.
« Je te l'accorde, à condition de retourner par le même chemin que
tu es venu, de proclamer
que tu tiens la jeune femme pour innocente, et que tu as été renversé par moi en réparation de l'outrage que tu lui as fait (1) » Le chevalier en donna sa foi, et Peredur s'en alla devant lui.
Apercevant
un château à côté de lui sur une éminence, il s'y dirigea et frappa à la porte avec sa lance.
Aussitôt la porte
fut ouverte par un homme brun, à l'air accompli, ayant la stature d'un guerrier et paraissant l'âge d'un
adolescent. En entrant dans la salle, Peredur vit une grande femme,
majestueuse-assise, et autour d'elle un grand nombre de suivantes.
(1)
L'expression
galloise a ici une importance particulière wynebwerth. Voir tome I, p. 127,
note 2.
[Wyneb-werth, mot à
mot prix du visage. Visage et honneur sont synonymes chez les Celtes (voy.
Kulhwch et Olwen). La
compensation s'appelait, en Irlande, log enech,
« prix du visage; » l'enech ruice ou outrage était proprement la rougeur
du visage causée par un acte attentatoire
à l'honneur de la famille; enechgris, qui a un
sens analogue, indique que le visage devient pâle ou blanc par suite d'une
injure. La forme bretonne armoricaine de wynep-werth est, au IXème siècle, enep-uuert [h] (Cart. de
Redon); mais ce mot avait chez nous un sens moins général : c'était le don
offert par le mari à sa femme après la consommation du mariage, la compensation
pour la virginité. Le mot actuel enebarz, « douaire » , est le
représentant moderne d'enep-werth. Comme l'a fait remarquer lady Guest, le Mabinogi est
ici à peu près d'accord avec les lois; la compensation pour un outrage fait au
roi d'Aberfraw ou du Nord-Galles consistait en : cent vaches par cantrev, avec un taureau blanc aux oreilles rouges
par cent vaches.; une verge d'or aussi longue que lui et aussi épaisse
que son petit doigt; un plat d'or aussi
long que son visage et aussi épais que l'ongle d'un laboureur qui laboure
depuis, sept ans (Ancient Laws, I, p. 7). On a ici wyneb-warth; il semble qu'il y ait là une tentative
d'étymologie populaire :
gwarth, en effet, en gallois, signifie honte,
déshonneur.]
La
dame lui fit bon accueil. Lorsqu'il fut temps, ils se mirent à table. Le repas fini, elle lui dit
« Tu ferais bien, seigneur, d'aller
coucher ailleurs »
- « Pourquoi ne coucherais-je pas ici
? » dit-il.
- « Il y a ici, mon âme, neuf des
sorcières de Kaerloyw (Gloucester), avec leur père et
leur mère, et si nous
essayons de leur échapper vers le jour, elles nous tueront aussitôt. Elles se sont déjà emparées du pays et l'ont dévasté, à
l'exception de cette
seule maison »
- « Eh bien ! »
dit Peredur, « c'est ici que je veux être cette nuit. S'il survient
un danger, je vous secourrai du mieux
que je pourrai; tort, en tout cas, je ne vous en ferai pas » Ils
allèrent se coucher. Vers le jour, Peredur entendit des cris effrayants. Il se leva en hâte,
n'ayant que sa chemise, ses chausses et son épée au cou, et il sortit. Il vit une des sorcières atteindre un
veilleur qui se mit à jeter les hauts
cris. Peredur chargea la sorcière et lui donna un tel
coup d'épée sur la tête qu'il fendit
en deux le heaume avec sa cervelière
comme un simple plat.
« Ta grâce, Peredur, dit-elle, « et celle de Dieu »
- « D'où sais-tu, sorcière, que je suis Peredur? »
- «C'est le destin, nous l'avons vu dans
l'avenir, que nous aurons à souffrir de toi (1). Je te
donnerai un cheval et une armure. Tu resteras avec moi pour apprendre la chevalerie et le maniement des armes »
- « Voici, » dit
Peredur, « à quelle condition tu auras grâce: tu vas donner ta foi que tu ne feras jamais de mal
sur les terres de la comtesse » Peredur prit caution
à ce sujet, et, avec la permission de la comtesse, il alla, en compagnie de la
sorcière, à la cour des sorcières. Il
y resta trois semaines de
suite. Puis il choisit un cheval et
des armes, et alla devant lui.
(l) V. page 119 (à la fin du conte). Pen. 4 et
7 ne parlent que de la sorcière à laquelle Peredur a affaire à ce moment. La suite montre que la version du L. Rouge est
préférable.
Vers le soir, il
arriva dans une vallée, et, au bout de la
vallée, devant la cellule d'un serviteur de Dieu. L'ermite l'accueillit
bien, et il y passa la nuit (1). Le
lendemain matin, il se leva et sortit. Il
était tombé de la neige pendant la nuit, et un faucon avait tué un canard devant la cellule. Le bruit du cheval fit fuir le faucon, et un corbeau
s'abattit sur la chair de l'oiseau. Peredur s'arrêta, et,
en voyant la noirceur du corbeau, la blancheur de la neige, la rougeur du sang, il songea à la chevelure de la
femme qu'il aimait le plus, aussi noire que
le corbeau ou le jais (2), à sa peau
aussi blanche que la neige, aux
pommettes de ses joues, aussi rouges que le sang sur la neige (3).
Or, à ce moment,
Arthur et sa cour étaient en quête de Peredur.
(1) La visite chez l'ermite ne se
trouve pas chez Chrestien; elle existe chez Wolfram (miss Williams, Essai, p. 57, 93).
(2) Le
L. Rouge et Pen. 4 sont ici corrigés par Pen.
7 (L. Rh. 622): duach
nor vran neu vuchud (plus noire que le corbeau ou le jais). Le jais a
vraisemblablement été ajouté au texte primitif.
(3) La même
comparaison se retrouve dans une légende irlandaise dont le manuscrit le plus ancien paraît antérieur à 1164. (H. Zimmer l'a analysée
et rapprochée du passage gallois dans ses
Keltische Studien, II, p. 201 et suiv.)
Davydd ab Gwilym refait la comparaison tout au long au profit de Dyddgu, sa maitresse,
en rappelant Peredur ab Evrawc
et sa méditation; il a eu évidemment
le roman de Peredur sous les yeux (p. 18, v. 23 et suiv.). Pour l'irlandais, cf. Togail Bruidne Dá Derga (§ 1 et 2., éd. Whitley Stokes, 1902); cf. Chrestien (Potvin,
II, p. 187)
La fresce
color li resamble
Qui
ert en la face s'amie;
Si pensa tant que il s'oblie;
C'autresi estoit en son vis
Li vermaus sor le blanc assis
Com ces III goutes
de sanc furent
Qui sur la blance nois parurent.
« Savez-vous, »
dit Arthur, « quel est le chevalier à la
longue lance (1) arrêté là-bas, dans le vallon ? »
- « Seigneur, » dit
quelqu'un, « je vais savoir qui c'est » Le page
se rendit auprès de Peredur et lui demanda ce qu'il faisait ainsi et qui
il était. Peredur était si absorbé dans la pensée de la femme qu'il aimait le plus, qu'il
ne lui donna pas de réponse. Le page
le chargea avec sa lance; Peredur se retourna
contre lui et le jeta par-dessus la
croupe de son cheval à terre. Vingt-quatre
pages vinrent successivement le trouver. Il ne répondit pas plus à l'un qu'à l'autre et joua avec chacun d'eux le
même jeu: d'un seul coup il les jetait à terre. Kei vint en personne et lui
adressa des paroles acerbes et désagréables. Peredur
lui mit sa lance sous le menton et le
culbuta à une portée de trait de lui, si bien qu'il se brisa le bras et l'omoplate; puis il fit passer son cheval vingt et une fois par-dessus son
corps.
(1) Paladyr Hir, à la longue lance, est le
surnom habituel de Peredur.
Pendant que Kei restait évanoui de douleur, son cheval s'en retourna d'une allure désordonnée et fougueuse (1).
Les gens de la cour le voyant revenir sans
son cavalier, se rendirent en
hâte sur le lieu de la rencontre. En
arrivant, ils crurent que Kei était tué; mais ils reconnurent qu'avec les soins d'un bon médecin, il
vivrait. Peredur ne sortit pas plus qu'avant de sa méditation (2) en voyant l'attroupement fait
autour de Kei. On transporta Kei dans
le pavillon d'Arthur, qui lui fit
venir des médecins habiles. Arthur
fut peiné de l'accident arrivé à Kei, car il l'aimait beaucoup.
Gwalchmei fit remarquer alors que personne
ne devait troubler
d'une façon inconvenante un chevalier ordonné, dans ses méditations, car il se pouvait qu'il eût fait quelque
perte ou qu'il songeât à la femme qu'il aimait le plus.
« C'est probablement, » ajouta-t-il, « cette inconvenance qu'a commise celui qui s'est rencontré le dernier avec le chevalier. Si tu le trouves. bon, seigneur, j'irai voir s'il est sorti de sa méditation: auquel cas, je lui demanderai amicalement de venir te voir » Kei s'en irrita et se répandit en paroles courroucées
et envieuses
(1) Chez Chrestien
(Potvin, II, p. 188-190), Kei est précédé par Sagremor.
(2) Cf. Chrestien
(ibid. p.
1911
Et Percevaus sor les .III. gotes
Se rapoia desor
sa lance
-
Gwalchmei, je ne doute pas que tu ne l'amènes en tenant ses rênes.
Bien minces seront ta gloire et ton honneur pour vaincre un chevalier fatigué
et épuisé par le combat. C'est ainsi, d'ailleurs, que tu as triomphé de beaucoup. Tant que tu conserveras ta langue et
tes belles paroles, une
robe de fine toile sera pour toi une armure suffisante (1); tu n'auras besoin de rompre ni lance ni épée pour te battre avec le
chevalier que tu vas trouver dans un pareil état »
- « Kei, » répondit Gwalchmei, « tu pourrais, s'il te plaisait, tenir un langage plus aimable. Ce n'est
pas sur moi que tu devrais venger ta fureur et ton ressentiment. Il me semble, en effet, que j'amènerai
le chevalier sans qu'il
m'en coûte bras ni épaule »
- « Tu as parlé en sage et en homme sensé, » dit Arthur à Gwalchmei. «Va, prends des armes convenables et choisis ton cheval »
Gwalchmei s'arma et se dirigea, comme en se jouant, au pas de son cheval, du
côté de Peredur. Celui-ci était appuyé sur la hampe de sa lance, toujours plongé dans la même
méditation (2). Gwalchmei
s'approcha de lui sans aucun air d'animosité et lui dit : « Si je savais que cela dût t'être aussi agréable qu'à moi, je m'entretiendrais volontiers avec toi. Je viens vers toi, en effet, de la part
d'Arthur, pour te prier de venir le
voir. Deux de ses hommes sont déjà
venus vers toi à ce sujet »
(1) Cf. Chrestien
(ibid. p.
193)
Ciertes, en
.i. bliaut de soie
Poriés ceste besongne faire.
(2) Chrestien
ici évidemment modifie la source commune (p. 195):
El nonporquant li solaus ot
II. des goutes del sant remises
Qui sor la nois furent assises
Et l'autre aloil jà remetant
Pour çou ne pensoit mie tant
Li chevalier com il ot
fait.
- « C'est
vrai, » dit Peredur, « mais
ils se sont présentés d'une façon désagréable. Ils se sont battus avec moi, à mon grand regret, car il me déplaisait
d'être distrait de ma méditation : je
méditais sur la femme que j'aime le
plus. Voici comment son souvenir
m'est venu. En considérant la neige, le corbeau et les taches de sang du canard tué par le faucon sur la neige, je me mis à penser que sa
peau ressemblait à la neige, la
noirceur de ses cheveux et de ses sourcils au plumage du corbeau, et les
deux pommettes de ses joues aux deux gouttes
de sang (1) »
- « Cette
méditation n'est pas sans noblesse, » dit
Gwalchmei (2), « et il n'est pas étonnant qu'il t'ait déplu d'en être distrait »
(1) Cf. Chrestien
(p. 19).
Que devant moi, en
icest leu,
Avoit .III.
gotes de fresc sanc,
Qui enluminoient le blanc;
En l'esgarder m'estoit avis
Que la fresce color del vis
M'amie la bièle véisse
Ne jà partir ne m'en quesisce
(2) Cf. Chrestien (Potvin, II, p. 195, vers
35)
Certes, fait mesire Gauvains Cis pensers n'estoit pas vilains
Ançois ert moult cortois et dos.
- « Me diras-tu si Kei est à la cour
d'Arthur?
- « Il y est; c'est le dernier chevalier
qui s'est battu avec toi,
et il n'a pas lieu de s'en féliciter: son bras et son omoplate ont été brisés du saut qu'il a reçu de la poussée de ta lance »
- « Eh bien ! J'aime autant commencer à venger ainsi
l'injure du nain et
de la naine » Gwalchmei fut tout étonné de l'entendre parler ainsi du nain et
de la naine. Il s'approcha de lui, lui jeta les bras autour du cou et lui demanda son nom.
« On m'appelle Peredur, fils d'Evrawc, » répondit-il « et toi, qui es-tu? (1) »
- « Gwalchmei est mon nom »
- «Je suis heureux de te voir. J'ai
entendu te vanter, dans
tous les pays où j'ai été, pour ta bravoure et ta loyauté. Je te prie de m'accorder ta compagnie »
- « Tu l'auras, par ma foi; mais donne-moi aussi la tienne »
- « Volontiers » Ils s'en
allèrent ensemble,
joyeux et unis, vers Arthur.
En
apprenant qu'ils venaient, Kei s'écria:
« Je savais bien qu'il ne serait pas
nécessaire à Gwalchmei de se battre avec le
chevalier. Il n'est pas étonnant qu'il se fasse grande réputation. Il fait plus par ses belles paroles que
nous par la force de
nos armes » Peredur et Gwalchmei
allèrent au pavillon
de celui-ci pour se désarmer.
(1) Notre auteur a oublié que la nain et la naine l'ont appelé par son nom devant Gwalchmei (p. 56). La pucelle de Chrestien,
dans la même circonstance, n'a pas prononcé le nom du héros.
Peredur prit les mêmes habits que Gwalchmei,
(1) puis ils se
rendirent, la main dans la main (2), auprès d'Arthur
et le saluèrent.
« Voici, » dit Gwalchmei, « l'homme
que tu étais en train de chercher depuis déjà longtemps »
« Sois le bienvenu, seigneur, » dit
Arthur; « tu resteras auprès de moi;
si j'avais su que ta valeur dût se montrer comme elle l'a fait, je ne t'aurais pas laissé me quitter » C’est ce que t'avaient prédit le nain et
la naine que Kei maltraita et que tu as
vengés. A ce moment survinrent la
reine et ses suivantes. Peredur les salua; elles lui
firent un accueil aimable et lui
souhaitèrent la bienvenue. Arthur témoigna grand respect et honneur à Peredur, et ils
s'en retournèrent à Kaerllion.
La
première nuit de son séjour à la cour d'Arthur, à Kaerllion, Peredur alla faire un tour dans le château après le repas. Il rencontra Ygharat
Llaw Eurawc (à la main d'or)
(3).
« Par ma foi, ma sœur, » dit Peredur,
« tu es une pucelle avenante et
aimable. Je pourrais
m'engager à t'aimer plus que toute autre femme, si tu voulais »
(1) Chrestien
(Potvin, II, p. 198)
En son tref desarmer le fait
Et uns siens cambrelens li
trait
Une reube fors d'un sien
cofre
A viestir
li presente et ofre
(2) Ibid.: s'en
vinrent andui main à main.
(3) Ygharat, ou plus souvent Angharat.
C'est probablement l'Angharad qui est donnée dans les Triades comme une des trois dames
enjouées de Bretagne; elle y est qualifiée de Tonnfelen
(peau blonde); elle est fille
de Rhydderch Hael (Myv. arch., p.
410, 106). Son surnom
de Llaw Eurawc est rappelé
d'une façon singulière,
dans une poésie adressée à une Angharat moderne (Iolo mss., p. 199: llaw rodd aryan,
« à la main qui donne l'argent » ).
- « Je donne ma foi, » répondit-elle,
« que je ne t'aime pas et que jamais
je ne voudrai de toi »
- « Moi, je donne ma foi que je ne dirai pas un mot à
un chrétien avant que
tu ne reconnaisses que tu m'aimes plus que tout autre homme.
Le
lendemain, Peredur partit et suivit la grand'route, le long de la croupe d'une montagne. Arrivé au bout, il aperçut une vallée
ronde dont le pourtour
était boisé et rocailleux, tandis que le fond était uni et en prairies; il y avait des champs labourés entre les prairies et les
bois. Au milieu du
bois se trouvaient des maisons noires, d'un travail grossier. Il descendit, conduisit son cheval
du côté du bois, et,
un peu avant dans le bois, il aperçut le flanc d'un rocher aigu que contournait
un sentier. Un lion
enchaîné dormait sur le bord du rocher. Sous le lion était un gouffre profond,
de dimensions effrayantes, rempli d'os d'animaux et d'hommes. Peredur
dégaina et, d'un premier coup, jeta le lion suspendu à la chaîne au-dessus du gouffre; d'un
second, il brisa la chaîne, et le lion
tomba dans le gouffre. Peredur fit passer son cheval par-delà le rebord du rocher et arriva dans la vallée. Au milieu était un beau château fort.
Peredur s'y dirigea. Dans la prairie qui était devant le château, il aperçut un grand homme aux cheveux gris, assis, le plus grand qu'il eût
jamais vu, et deux jeunes gens en train de lancer leurs couteaux dont les manches étaient d'os de cétacés, l'un
brun, l'autre blond.
Peredur se rendit auprès de l'homme aux cheveux gris et le salua.
« Monte sur la barbe de mon portier ! » s'écria
celui-ci. Peredur comprit que le portier était le lion. L'homme aux cheveux gris et
les deux jeunes gens se rendirent
avec lui au château. C'était un beau lieu et de noble aspect. Ils entrèrent dans la salle: les tables étaient
dressées, portant en abondance nourriture et boisson. A ce moment
arrivèrent de la chambre une femme d'un certain âge et une jeune femme : c'étaient les plus grandes femmes qu'il eût jamais vues. Ils se lavèrent et allèrent manger. L'homme aux cheveux gris
se mit au bout de la table, à l'endroit le plus élevé, la femme d'un certain
âge à côté de lui, et Peredur
et la pucelle l'un à côté de l'autre; les deux valets les servirent. La pucelle se mit à regarder Peredur et devint toute triste. Peredur
lui demanda la cause de sa tristesse.
« Mon âme, » répondit-elle, « à partir du moment où je t'ai vu,
c'est toi que j'ai aimé le plus au monde. Il m'est dur de voir un jeune homme aussi noble que
toi sous le coup de la mort qui t'attend
demain. Tu as vu les nombreuses maisons
noires du bois ? Tous ceux qui y habitent sont des hommes à mon père, l'homme aux
cheveux gris, là-bas, et ce sont tous des géants. Demain ils se rassembleront
contre toi et te tueront.
- « Eh bien ! belle pucelle, veux-tu faire en sorte que mon cheval et mes armes soient dans le même logis que moi cette nuit? »
- « Par moi et Dieu, je le
ferai volontiers, si je le puis » Lorsqu'il leur parut plus
opportun de dormir
que de boire, ils allèrent se coucher. La jeune fille fit en sorte que le cheval et les armes de Peredur furent dans le même logis que lui.
Le
lendemain, Peredur entendit le tumulte des hommes et des chevaux autour du
château. Il se leva,
s'arma, lui et son cheval, et se rendit au pré. La vieille femme et la pucelle
allèrent trouver l'homme
aux cheveux gris :
« Seigneur, » dirent-elles, « prends la foi du jeune homme
qu'il ne dira rien de
ce qu'il a vu ici. Nous serons cautions pour lui »
- « Non, par ma foi, » répondit-il. Peredur
se battit avec la
troupe, et, vers le soir, il en avait tué
le tiers, sans qu'aucun lui eût fait le moindre mal. La femme d'un certain âge dit alors:
«Eh
bien! il a tué
beaucoup de tes hommes; donne-lui
grâce.»
- « Non, par ma foi, » répondit-il. La femme et la belle pucelle regardaient, des
créneaux du fort. Tout
d'un coup, Peredur se rencontra avec le valet blond et le tua.
« Seigneur, » s'écria la pucelle, « donne grâce au jeune homme »
- « Non, par moi et Dieu, » répondit l'homme aux cheveux
gris. Peredur,
aussitôt, se rencontra avec le valet brun et le tua.
« Tu aurais mieux fait de donner
grâce à ce jeune
homme avant qu'il n'eût tué tes deux fils. C'est à peine, maintenant, si tu pourras toi-même échapper »
- « Va, toi, jeune fille, et prie-le de nous accorder pardon, puisque
nous ne le lui avons
pas accordé à lui » La pucelle se
rendit auprès de Peredur
et lui demanda la grâce de son père et de ceux de ses hommes qui étaient encore
en vie.
- « Je te l'accorde, » dit Peredur,
« à condition que ton père et tous ceux
qui sont sous lui aillent
prêter hommage à l'empereur Arthur et lui dire que c'est Peredur qui lui
vaut ce service »
- « Nous le ferons volontiers, par moi
et Dieu »
- « De plus, vous vous ferez
baptiser, et j'enverrai vers Arthur pour lui demander de te faire don de cette vallée, à toi et à tes
héritiers, pour toujours après toi »
Ils
entrèrent; la femme et l'homme aux cheveux gris adressèrent leurs saluts à Peredur.
L'homme lui dit:
« Depuis que je possède cette
vallée, tu es le
premier chrétien que j'aie vu s'en retourner en vie. Nous irons faire hommage à Arthur et prendre foi et baptême »
-« Je rends grâce à Dieu, » dit Peredur,
« de n'avoir pas violé mon serment à
la femme que j'aime le plus: que je ne dirais mot à aucun chrétien » Ils
restèrent cette nuit au chàteau. Le lendemain, l'homme aux cheveux gris et sa troupe allèrent à la cour d'Arthur et lui firent
hommage. Arthur les fit baptiser.
L'homme aux cheveux gris dit à Arthur
que c'était Peredur qui l'avait vaincu. Arthur lui fit don, à lui et aux
siens, de la vallée, pour la tenir
comme vassaux, ainsi que l'avait
demandé Peredur. Puis, avec la permission d'Arthur, l'homme aux cheveux gris s'en retourna à
Peredur, le lendemain, s'était mis en marche. Après avoir parcouru une bonne
étendue de déserts sans rencontrer
d'habitation, il finit par arriver à une
petite maison fort pauvre. Là il entendit parler d'un serpent couché sur un anneau, et qui ne souffrait aucune habitation à sept
milles à la ronde. Il se rendit à l'endroit
indiqué, et se battit avec lui furieusement,
vaillamment, avec glorieux succès; il
finit par le tuer, et s'empara de l'anneau.
Il
resta longtemps à errer ainsi, cette fois, sans adresser la parole à aucune espèce de chrétien. Aussi perdait-il ses couleurs et sa beauté, par suite des regrets excessifs que lui inspiraient la cour d'Arthur, la femme qu'il aimait le plus, et
ses compagnons. Il finit par se
diriger vers la cour d'Arthur. En
chemin, il rencontra les gens d'Arthur, et Kei à leur tête, allant remplir un
message. Peredur les reconnut tous, mais aucun ne le
reconnut.
« D'où viens-tu, seigneur? » dit Kei. Il le demanda une
seconde, une troisième fois, et Peredur ne répondit pas. Kei le frappa de sa
lance, et lui traversa
la cuisse. Pour ne pas être forcé de parler et de violer sa foi, Peredur passa outre, sans se venger de lui.
« Par moi et Dieu, Kei, » dit Gwalchmei, « tu as
été bien mal inspiré en blessant un pareil jeune homme (1) parce qu'il ne pouvait pas parler » Il s'en retourna à la cour d'Arthur.
« Princesse, » dit-il à Gwenhwyvar,
« vois avec quelle méchanceté Kei a blessé ce jeune homme, parce qu'il ne pouvait pas parler. Fais-le soigner par les médecins, et, à mon retour, je saurai reconnaître ce service »
Avant que les hommes
ne fussent de retour de leur expédition, un
chevalier vint au pré, à côté de la cour d'Arthur, demander quelqu'un pour se
battre avec lui. Il l'obtint; le
chevalier renversa son adversaire, et, tous les jours, il renversait un chevalier. Un jour, Arthur et ses gens allaient à l'église. Ils aperçurent le chevalier avec son étendard
de combat dressé.
« Par la vaillance de mes hommes, dit Arthur, « je ne m'en irai pas d'ici avant d'avoir eu mon cheval et mes armes pour aller me battre avec ce rustre, là-bas » Les
pages allèrent lui chercher son
cheval et ses armes. Ils passèrent, en
revenant, à côté de Peredur; celui-ci prit le cheval et les armes, et alla au pré. Tous,
alors, en le voyant marcher au combat contre le chevalier, montèrent sur
le haut des maisons, sur les collines et les
lieux élevés, pour considérer la lutte. Peredur fit
signe au chevalier, avec la main, de vouloir bien commencer l'attaque. Le
chevalier le chargea, mais sans le
faire bouger de place.
(1) La version de Pen. 7, (L. Rh., 632) est préférable; yr nas dywedei wrthyt, parce qu'il ne te parlait pas.
Peredur, à son tour, lança son cheval à toute bride, l'aborda avec vaillance et fureur,
terriblement, durement,
avec ardeur et fierté, lui donna sous le menton
un coup aigu et empoisonné, dur et cuisant,
digne d'un guerrier vigoureux, le souleva hors de sa selle, et le lança à une bonne distance de lui. Puis il s'en retourna, et laissa, comme auparavant, le cheval et les armes aux écuyers. Puis, à
pied, il se rendit à la cour. On l'appela dès lors le Valet Muet. A ce moment, Agharat Law Eurawc le rencontra.
« Par
moi et Dieu, seigneur, »
dit-elle, « c'est grand'pitié
que tu ne puisses parler; si tu le
pouvais, je t'aimerais plus que tout homme; et, par ma foi, quoique tu ne le puisses pas, je t'aimerai le plus au monde tout de
même »
-«Dieu te le rende, ma sœur, » dit Peredur,
« sur ma foi, moi aussi je t'aime » On reconnut alors Peredur.
Il vécut en compagnie
de Gwalchmei, d'Owein, fils d'Uryen,
des chevaliers de la cour, et demeura à la cour d'Arthur.
Arthur
était à- Kaerllion sur Wysc.
Un jour, il alla
chasser avec Peredur. Peredur
lança son chien sur un cerf. Le chien tua
le cerf dans un endroit désert. A quelque
distance de lui, Peredur apercevant des indices d'habitation, se dirigea dans
cette direction. Il vit une salle,
et, à la porte, trois valets chauves
et basanés jouant aux échecs. En entrant, il vit trois pucelles assises
sur une couche, vêtues de même manière, comme des personnes de qualité. Il alla s'asseoir à côté d'elles, sur
le divan. Une d'elles le regarda avec
attention, et se mit à pleurer. Peredur lui demanda pourquoi elle pleurait :
« A cause du chagrin que j'ai, » dit-elle, à voir tuer un jeune homme aussi beau que toi »
- « Qui me tuerait donc ? » dit Peredur.
- « S'il n'était dangereux pour toi
de t'attarder ici, je
te le dirais »
- « Quoi qu'il puisse m'arriver de fâcheux en restant, j'écouterai »
- « C'est mon père qui est le maître de cette
cour, et il tue tous ceux
qui y viennent sans sa permission »
- Quelle espèce d'homme est donc
votre père à vous,
pour qu'il puisse tuer chacun ainsi ? »
- Un homme qui opprime et violente
tousses voisins, sans jamais faire réparation à qui que ce soit autour de lui »
A ce
moment il vit les jeunes gens se lever et débarrasser l'échiquier des cavaliers. Il entendit un grand bruit, et, aussitôt après,
entra un grand homme noir
et borgne. Les pucelles se levèrent et le débarrassèrent de ses vêtements. Il alla s'asseoir. Lorsqu'il
eut 'repris ses sens et son calme, il jeta les yeux sur Peredur, et
demanda quel était ce chevalier.
« Seigneur, » dit la pucelle qui avait parlé à Peredur, « c'est le jeune homme le
plus beau et le plus noble que tu aies
jamais vu. Pour Dieu et au nom de ta dignité,
sois modéré avec lui »
- « Pour l'amour de toi, je le serai, et je lui accorderai
la vie pour cette nuit » Peredur alla avec eux auprès du feu, mangea, but, et
causa avec les dames. Lorsqu'il eut la tête
échauffée par la boisson, il dit à l'homme
noir:
« Je suis étonné que tu te dises si
fort. Qui t'a donc
enlevé ton œil? »
- « Une de mes habitudes, » répondit-il,
« était de ne laisser la vie ni par faveur ni à aucun
prix à quiconque me
faisait pareille demande »
- « Seigneur, » dit la pucelle, « quoi qu'il
puisse te dire de balivernes sous l'influence de l'ivresse, sois fidèle à ta parole de tout à l'heure, et à la
promesse que tu m'as faite »
- « Volontiers, pour l'amour de toi, » dit l'homme noir. « Je lui laisserai la vie cette
nuit » Ils en demeurèrent là cette nuit.
Le
lendemain, l'homme noir se leva, s'arma et donna cet ordre à Peredur:
« Homme, lève-toi pour souffrir la
mort »
- « De deux choses l'une, l'homme noir, » dit Peredur,
« si tu veux te battre avec moi: ou tu dépouilleras tes
armes ou tu m'en donneras d'autres pour le combat »
- « Ah ! » dit
l'autre, « tu
pourrais te battre, si tu avais des armes? Prends celles que tu voudras » La pucelle apporta à Peredur des armes qui
lui convinrent. Il se battit avec
l'homme noir jusqu'à ce que celui-ci dut lui demander grâce.
« Je te l'accorde, » dit Peredur,
« pendant le temps que tu mettras
à me dire qui tu es
et qui t'a enlevé ton oeil »
« Seigneur, voici: c'est en me
battant avec le serpent noir du Carn (1). Il y a un monticule qu'on appelle
Crue Galarus
(le Tertre Douloureux) (2), et sur ce monticule il y a un carn, dans
le carn un serpent,
et dans la queue du serpent une pierre.
(1) Proprement, tas, pyramide de pierres.
(2) D'après la
version galloise de l'Hist. de Gaufrei,
le roi Evrawc bâtit le château du mont Agned
en Écosse, qui du temps de l'auteur, s'appelait Kastell y
morynyon (le château
des Pucelles) ou le mont douloureux (Mynyd dolurus). Le Brut
Tysilio
donne la forme Angned (Myv. arch., 440, 1;
484, 2).
La
pierre a cette
vertu que quiconque la tient dans une main
peut avoir, dans l'autre, tout ce qu'il peut désirer
d'or. C'est en me battant avec le serpent que j'ai perdu mon ceil. Mon nom à moi est le
Noir Arrogant (Du Trahaawc),
et voici pourquoi on m'a appelé
ainsi: je n'ai laissé personne autour de moi sans l'opprimer, et je n'ai jamais fait droit à personne (1) »
-« A quelle distance d'ici est le
mont que tu dis? »
- « Je vais te compter les journées
de voyage qu'il y a jusque-là et t'expliquer à quelle distance c'est. Le jour où tu
partiras d'ici, tu arriveras à la cour des enfants du Roi des Souffrances »
- « Pourquoi les appelle-t-on
ainsi? »
- « L'addanc (2)
du lac les tue
une fois chaque jour. De là tu te rendras à la cour de la comtesse des Prouesses »
(1)
La même expression se retrouve dans le Livre noir de Carmarthen pour un personnage
renommé pour sa violence : Lleu Llaw gyfes (Skene, F. a. B. IL p. 31.26).
(2) Addanc, plus souvent avanc (Pen.
- « Quelles sont donc ses prouesses? »
- « Sa maison se compose de trois
cents hommes. On raconte, à tout étranger qui arrive à la cour, les prouesses de la famille. Les trois
cents hommes sont
assis le plus près de la comtesse, non par manque d'égards pour les hôtes, mais pour exposer les
prouesses de sa maison. Le jour où tu
partiras de là, tu iras au Mont Douloureux. Là autour du Mont, sont établis les propriétaires de trois cents pavillons faisant la garde autour du serpent »
- « Puisque tu as été si longtemps un fléau, » dit Peredur,
« je vais pourvoir à ce que tu ne le
sois pas plus longtemps » Et il le tua. La pucelle, qui la première avait causé avec lui, lui
dit alors:
« Si tu étais pauvre en venant ici,
désormais, avec le trésor
de l'homme Noir que tu as tué, tu seras riche. Tu vois aussi quelles belles et avenantes pucelles il y a dans cette cour-ci. Tu
pourrais faire la cour à celle que tu voudrais »
- « Je ne suis pas venu ici de mon pays, princesse, pour
prendre femme. Mais
je vois ici des jeunes gens aimables: que chacun de vous s'apparie avec l'autre, comme il voudra. Je ne veux rien de votre bien; je n'en ai pas besoin »
Il alla à la cour des
fils du Roi des Souffrances. En y entrant, il
n'aperçut que des femmes. Elles se levèrent
à son arrivée et lui firent bon accueil. Il commençait à causer avec elles, lorsqu'il vit venir un cheval
portant en selle un cadavre. Une des femmes
se leva, enleva le cadavre de la selle, le baigna dans une cuve remplie d'eau chaude qui était plus bas que la porte,
et lui appliqua un onguent précieux.
L'homme ressuscita, vint le saluer et lui montra joyeux visage. Deux cadavres
arrivèrent encore portés en selle. La femme les ranima tous les deux de la même façon que le premier. Peredur leur
demanda des explications. Ils lui dirent qu'il y avait un addanc, dans une grotte, qui les tuait une fois chaque jour. Ils en demeurèrent là cette nuit.
Le lendemain, les jeunes
gens se mirent en devoir de sortir, et Peredur leur demanda, pour l'amour de leurs maîtresses, de le laisser aller avec eux. Ils
refusèrent, en disant que, s'il était
tué, il n'y avait personne qui pût le rappeler à la vie; et ils
partirent. Peredur les suivit. Ils les avait perdus de vue, lorsqu'il
rencontra, assise sur le haut d'un mont, la femme
la plus belle qu'il eût jamais vue. « Je connais
l'objet de ton voyage » , dit-elle; « tu vas te battre
avec l'addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais
par ruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre. Il voit tous ceux qui viennent sans être vu de personne, et, à l'abri du pilier, il les
tue tous avec un dard empoisonné. Si
tu me donnais ta parole de m'aimer
plus qu'aucune autre femme au monde,
je te ferais don d'une pierre qui te permettrait de le voir en entrant sans être vu de lui »
- « Je te la donne, par ma foi, » dit-il; « aussitôt que je t'ai vue, je t'ai aimée. Et où irai-je te chercher?»
- « Tu me chercheras du côté de
l'Inde » Et elle disparut après avoir-mis la pierre dans la main de Peredur.
Il
se dirigea vers la vallée arrosée par une rivière. Les contours en étaient boisés; mais, des deux côtés de la rivière, s'étendaient des prairies unies. Sur
l'une des rives, il y avait un
troupeau de moutons blancs, et, sur
l'autre, un troupeau de moutons noirs. A
chaque fois que bêlait un mouton blanc, un mouton noir traversait l'eau et devenait blanc. A chaque fois que bêlait un mouton noir, un mouton blanc traversait l'eau et devenait noir (1). Sur le bord
de la rivière se dressait un grand arbre : une des moitiés de l'arbre brillait depuis la racine
jusqu'au sommet; l'autre moitié portait un feuillage vert. Plus
haut, Peredur aperçut, assis sur le sommet d'un mont, un jeune homme tenant en laisse deux
chiens de chasse, au poitrail blanc, tachetés, couchés à côté de lui; jamais il n'avait vu à personne un air aussi royal. Dans le bois, en face,
il entendit des chiens courants
levant un troupeau de cerfs. Peredur salua le jeune homme, qui lui rendit son salut. Comme trois routes partaient du mont, deux
d'entre elles larges et la troisième plus étroite, Peredur lui demanda où elles conduisaient.
(1) Il y a un épisode analogue dans le récit irlandais bien connu de l'Immram Mailduin ou Navigation de Mael Duin, dont le manuscrit le plus ancien date de 1100 (Revue Celt., IX, p. 480-481).
«L'une,
dit-il, » mène à ma cour. Je te conseille ou
de t'y rendre auprès de ma femme, ou
d'attendre avec moi ici. Tu verras les
chiens courants pousser les cerfs fatigués
du bois dans la plaine; puis les lévriers les meilleurs et les plus
vaillants à la chasse que tu aies jamais
vus, et la mort des cerfs près de l'eau, à côté de nous. Lorsqu'il sera temps de manger, mon valet viendra à ma rencontre avec mon cheval, et tu trouveras là-bas bon accueil cette nuit »
- « Que Dieu te le rende, mais je ne
resterai pas; je continuerai ma route »
- « L'autre chemin mène à une ville ici près, où on trouve, pour de l'argent, nourriture et boisson. Le troisième, le plus
étroit, va du côté de la grotte de l'addanc » - « Avec ta permission,
jeune homme, c'est de ce côté que je vais
aller »
Et Peredur se dirigea vers la grotte. Il prit la pierre dans la main gauche, sa
lance dans la main droite.
En entrant, il aperçut l'addanc;
il le traversa d'un coup de lance et lui
coupa la tête. En sortant,
il trouva à l'entrée les trois compagnons; ils
saluèrent Peredur et lui dirent qu'il était prédit que c'était lui qui détruirait ce fléau. Il leur donna
la tête du serpent. Ils lui proposèrent celle
qu'il voudrait de leurs trois sœurs
pour femme, et la moitié de leur
royaume avec elle.
« Je ne suis pas venu ici pour prendre femme, » dit Peredur.
« Si j'en avais l'intention, il se peut que j'eusse
choisi votre sœur par-dessus toutes » Peredur continua
sa route.
Entendant
du bruit derrière lui, il se retourna et aperçut un homme monté sur un cheval rouge et couvert d'une armure rouge. En
arrivant en face de Peredur, le cavalier le salua au
nom de Dieu et des
hommes. Peredur salua le valet amicalement.
« Seigneur, » dit celui-ci, «je
suis venu pour te faire une demande »
- « Laquelle? » dit Peredur.
- « C'est que tu me prennes pour ton
homme »
- « Qui prendrais-je comme homme, si
je te prenais? »
- « Je ne cacherai pas mon origine: on
m'appelle Etlym Gleddyvcoch (à l'épée rouge), comte des marches de l'Est »
- « Je suis étonné que tu te proposes comme homme à quelqu'un
dont les domaines ne
sont pas plus grands que les tiens: je n'ai aussi
qu'un comté. Puisque tu tiens à me suivre comme
mon homme, je t'accepte volontiers » Ils se dirigèrent vers la cour de la comtesse des Prouesses.
On
leur fit accueil courtois. On leur dit que si on les plaçait à table plus bas
que la famille, ce n'était pas pour leur manquer de respect, mais que la coutume de la cour le voulait ainsi:
quiconque terrasserait
les trois cents hommes de la comtesse aurait le droit de s'asseoir à table le plus près d'elle
et serait celui
qu'elle aimerait le plus. Peredur renversa les trois cents hommes de la
famille et s'assit à côté de la comtesse,
qui lui dit :
« Je
remercie Dieu de m'avoir fait avoir un
jeune homme aussi beau et aussi vaillant
que toi, puisque je n'ai pas eu
l'homme que j'aimais le plus »
- « Qui était-il, celui que tu aimais le plus? »
- « Sur ma foi, c'était Etlym
Gleddyvcoch, et jamais je ne l'ai vu (1) »
- « En vérité, » dit-il; « Etlym est mon compagnon, et le voici. C'est
pour l'amour de lui
que je suis venu jouter avec tes gens; il aurait pu le faire mieux que moi,
s'il l'avait voulu. Je
te donne à lui »
- « Dieu te le rende, beau valet; j'accepte l'homme que
j'aime le plus »
Cette nuit-là, Etlym et la comtesse couchèrent ensemble.
Le
lendemain, Peredur se mit en route pour le Mont Douloureux.
« Par ta main, seigneur, » dit Etlym, « je m'en vais avec toi » . Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils aperçurent le Mont et les pavillons. « Va vers ces gens là-bas » , dit Peredur
à Etlym, « et commande-leur de venir me faire hommage » Etlym alla vers eux et leur dit:
« Venez faire hommage à mon seigneur »
- « Et quel est ton seigneur? » dirent-ils.
- « Peredur
Baladyr hir (à la longue lance) »
- « S'il était permis de mettre à mort un messager, tu ne
serais pas retourné vivant auprès de ton
maître, pour avoir fait à des rois, des
comtes et des barons une demande aussi arrogante que de venir faire hommage à
ton seigneur » Peredur lui ordonna de retourner auprès d'eux et de
leur donner le choix ou de lui faire hommage
ou de se battre avec lui. Ils préférèrent se battre.
(1) C'est encore là un trait celtique, que cet amour pour une personne qu'on n'a jamais vue : cf. t. I, p. 248.
[Dans ‘KULHWCH et OLWEN’ :
Sa belle-mère lui dit :
«Tu ferais bien de prendre une femme. J'ai justement une fille qui conviendrait à n'importe quel noble au monde.»
- «Je n'ai pas encore l'âge de me marier,» répondit-il. Alors elle s'écria :
«Je jure que tu auras cette destinée que ton flanc ne se choquera jamais à celui d'une femme que tu n'aies eu Olwen, la fille d'Yspaddaden Penkawr.» Le jeune homme rougit et l'amour de la jeune fille le pénétra dans tous ses membres, quoiqu'il ne l'eût jamais vue.]
Ce
jour-là même Peredur renversa les propriétaires de cent pavillons. Le
lendemain, il jeta à terre
les propriétaires de cent autres. Le troisième jour, le cent qui restait se décida à lui faire hommage. Peredur leur
demanda ce qu'ils faisaient là. Ils
lui répondirent qu'ils montaient la garde autour du serpent jusqu'à ce
qu'il fût mort; ensuite ils se seraient
battus entre eux pour la pierre, et le vainqueur l'aurait eue.
« Attendez-moi
ici, » dit Peredur; « je vais aller rendre visite au
serpent »
- « Non pas, seigneur, » dirent-ils; « allons nous battre ensemble avec lui »
- « Je ne le veux point, » dit Peredur.
« Si on tuait le serpent, je n'en aurais pas plus de gloire que le
premier venu d'entre vous.» Il alla où était le serpent et le tua. Puis il revint auprès d'eux et leur dit:
« Comptez
votre dépense depuis
que vous êtes venus ici, et je vous rembourserai sur parole » Il remboursa chacun d'après le compte qu'il indiqua
et ne leur demanda pas
autre chose que d'être ses hommes. Puis il dit à Etlym :
« Retourne auprès de la femme que tu
aimes le plus, et
moi j'irai devant moi. Je veux te récompenser de l'hommage que tu m'as prêté » Et il lui donna la pierre.
« Dieu te le rende, » dit Etlym, « et aplanisse la voie devant toi »
Peredur se mit en route et arriva à une
vallée arrosée par
une rivière, la plus belle qu'il eût jamais vue. Il y vit une quantité de pavillons de différentes couleurs; mais ce qui
l'étonna le plus, ce fut le nombre
des moulins à eau et des moulins à vent. Il se heurta à un homme brun ayant l'air d'un saer (ouvrier en pierres ou
bois, charpentier), et lui demanda
qui il était :
« Je suis, » répondit-il, « le chef meunier de tous ces moulins-là »
- « Me
donnerais-tu un logement chez toi ? »
- « Volontiers » Peredur alla chez le
meunier; il trouva un beau logis qui
lui convint. Il demanda de l'argent en
prêt au meunier pour acheter de la nourriture, et de la boisson pour lui et les gens de la maison, en s'engageant à le dédommager avant de partir. Puis il s'informa de la cause de tout ce rassemblement.
« De deux choses l'une, » dit le meunier; « ou tu viens de loin ou tu n'es pas dans ton bon sens. Là se trouve l'impératrice de la grande Cristinobyl. Elle ne veut pour époux que l'homme le plus vaillant: pour les biens, elle n'en a pas besoin. C'est parce qu'il serait impossible
d'apporter ici des vivres pour tant de milliers d'hommes, qu'on a établi cette multitude de moulins » Cette
nuit-là ils prirent du repos.
Le
lendemain, Peredur se leva et s'arma, lui et son cheval, pour aller au
tournoi. Au milieu des pavillons, il en distingua un, le plus beau qu'il eût jamais vu; par la fenêtre,
avançait la tête une belle pucelle, la
plus belle qu'il eût jamais vue. Elle
était vêtue de paile d'or.
Peredur la regarda fixement et son amour le
pénétra profondément. I1 resta à la
considérer depuis le matin jusqu'à midi et de midi jusqu'à nones, auquel moment le tournoi prit fin. Alors il retourna à son logis, dépouilla ses armes, et demanda de l'argent au meunier en prêt; la meunière s'irrita contre
lui; mais, néanmoins, le meunier lui
en prêta. Le lendemain, il se
conduisit comme la veille, puis il revint à la nuit à son logis et emprunta de l'argent au meunier.
Le
troisième jour, pendant qu'il était à la même place à considérer la jeune fille, il ressentit un
violent coup du
manche d'une cognée entre le cou et les
épaules. Il se retourna et vit le meunier qui lui
dit:
« Choisis, ou de déguerpir, ou
d'aller au tournoi.»
Peredur sourit en l'entendant et se rendit au tournoi. Tous ceux qui se
rencontrèrent avec
lui ce jour-là, il les jeta à terre; les hommes, il les envoyait en présent à l'impératrice, les chevaux et les armes, à la femme du
meunier, comme à-compte
de son argent. Peredur suivit le tournoi jusqu'à ce
qu'il eût renversé tout le monde. Les hommes, il les envoya comme prisonniers à
l'impératrice; les
chevaux et les armes, à la femme du meunier, comme à-compte de son argent. L'impératrice dépêcha vers le chevalier du moulin pour lui demander de la venir voir. Peredur
fit défaut au premier message. Un second lui fut adressé. La troisième fois, elle envoya cent chevaliers lui demander une entrevue avec ordre de l'amener de force, s'il ne venait pas de bon gré. Ils allèrent
et lui exposèrent le message de
l'impératrice. I1 joua bon jeu avec eux, les fit lier comme on lie un
chevreuil (1) et jeter dans le fossé (bief)
du moulin.
L'impératrice
demanda conseil à un sage entre tous ses conseillers. Il lui dit qu'il irait de sa part trouver Peredur.
Il se rendit auprès de lui, le salua et le pria, pour l'amour de son amante, de venir voir l'impératrice. Peredur alla avec le meunier et, dès qu'il fut entré, au premier
endroit venu, il s'assit.
Elle vint s'asseoir à côté de lui; et, après une courte conversation, Peredur
prit congé d'elle et rentra
à son logis. Le lendemain, il retourna la voir. Lorsqu'il entra dans le pavillon, il le trouva dans tous les coins préparé avec
le même soin; ils ne
savaient pas, en effet, où il serait allé s'asseoir. Peredur s'assit à côté de l'impératrice
et ils causèrent
amicalement.
Sur
ces entrefaites entra un homme noir ayant à la main un gobelet rempli de vin. Il tomba à genoux devant l'impératrice et la
pria de ne le donner
qu'à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle regarda Peredur.
« Princesse, » dit-il, « donne-moi le gobelet » Il but le vin et donna la coupe à la femme du meunier. A ce moment, entra un autre homme noir, plus
grand que le premier,
et ayant à la main un ongle de pryv (2),
taillé en forme de coupe et rempli de
vin.
(1) V. notes critiques.
(2) Proprement ver; mais pryv désigne aussi divers
animaux voir notes critiques.
Vernies dans
Nennius, désigne aussi le dragon. C'est la traduction
latine du mot gallois pryv.
[Note YK :
visiblement, Loth ne comprend pas que ce pryv
est un dagon, comme cela est classique dans le monde
germanique.]
Il
le donna à l'impératrice en la priant de
n'en faire don qu'à celui qui viendrait se
battre avec lui.
«Princesse, » dit Peredur,
« donne-le-moi » Peredur but le vin et donna le gobelet à la femme du
meunier. A ce moment,
entra un homme aux cheveux rouges frisés, plus grand qu'aucun des deux autres, ayant à la main un gobelet de cristal
rempli de vin. Il s'agenouilla
et le mit dans la main de l'impératrice en la priant de ne le donner qu'à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle le
donna à Peredur qui l'envoya à la femme du meunier. Peredur passa
cette nuit à son logis. Le lendemain,
il s'arma, lui et son cheval, alla au pré et tua les trois hommes. Puis, il se rendit au pavillon.
« Beau Peredur, » lui dit l'impératrice, « rappelle-toi la foi que tu m'as donnée, lorsque je te
fis présent de la
pierre et que tu tuas l'Addanc »
-
« Princesse, tu dis vrai, je ne l'ai
pas oublié » Peredur gouverna avec l'impératrice
quatorze ans à ce que
dit l'histoire.
[Addendum de
Loth : ‘histoire’ = gallois ystoria. Cela indiquerait une source écrite, peut être en
Latin d’abord.]
Arthur
se trouvait à Kaerllion sur Wysc,
sa principale cour.
Quatre hommes, au milieu de la salle, étaient assis sur un manteau de paile : Owein, fils d'Uryen; Gwalchmei,
fils de Gwyar; Howel, fils d'Emyr Llydaw et Peredur Baladyr hir. Tout à coup entra une jeune fille aux cheveux noirs frisés, montée sur un mulet jaune,
ayant en main des lanières
grossières, avec lesquelles elle le faisait marcher. Sa physionomie était rude
et désagréable; son visage et ses deux mains, plus noirs que le fer le plus noir
trempé dans la poix. Son teint n'était pas encore ce qu'il y avait de plus laid
en elle: c'était la forme de son corps; elle
avait les joues très relevées, le bas du visage allongé, un petit nez avec des narines distendues, un oeil gris, vert,
étincelant, et l'autre noir comme le jais, enfoncé profondément dans la
tête, les dents longues, jaunes, plus jaunes
que la fleur du genêt. Son ventre se
relevait de la poitrine plus haut que le menton. Son échine avait la forme d'une crosse. Ses cuisses étaient
larges, décharnées, et au-dessous tout était
mince, à l'exception des pieds et des genoux qu'elle avait gros (1).
Elle salua Arthur et
toute sa famille, à l'exception de Peredur. A Peredur, elle parla en
termes irrités, désagréables.
« Peredur, » dit-elle, « je ne te salue pas, car tu ne le
mérites point. La destinée était aveugle
lorsqu'elle t'accorda talents et gloire. Tu es allé à la cour du roi boiteux, tu y as vu le jeune homme
avec la lance rouge, au bout de laquelle il
y avait une goutte de sang qui se changea
en un torrent coulant jusque sur le poing du jeune homme; tu as vu là
encore d'autres prodiges : tu
n'en as demandé ni le sens ni la cause ! Si tu l'avais fait, le roi aurait obtenu la santé pour lui et la paix
pour ses États, tandis que désormais il
n'y verra que combats et guerres, chevaliers tués, femmes laissées veuves, dames sans moyens de subsistance; et tout cela à cause de toi (2) »
(1) Malgré des
différences dans la description de Chrestien, il est clair que notre romancier et lui puisent à une même
source et d'après Chrestien,
à une source écrite (Potvin, II, p. 200)
Et, se les
paroles sont noires
Teus com li livres les devise.
(2) V. la note 3 à
la page 64. Cf. Chrestien (ibid., p. 202)
Et te fust ore si grand peine
D'ovrir ta bote et de parler.
Que tu ne peuis demander
Por coi cele gote de
sanc
Saut par la
pointe del fer blanc,
Et del Greal que tu veis
Ne demandas
ne n'enquesis.
La source est la même pour Chrestien
et notre roman pour tout cet épisode.
« Seigneur, »
dit-elle en s'adressant à Arthur, « avec
ta permission, mon logis est loin
d'ici; c'est le Château Orgueilleux (syberw) (1); je ne
sais si tu en as entendu parler. Il y a cinq cent soixante-six
chevaliers ordonnés, et chacun d'eux a avec,
lui la femme qu'il aime le plus.
Quiconque cherche la gloire par les
armes, la lutte et les combats, la trouvera
là, s'il en est digne; mais pour celui qui aspire au sceptre de la gloire et de l'honneur, je sais où il
peut le conquérir. Sur une montagne qu'on
voit de tous côtés, il y a un château qu'on
tient étroitement assiégé, et dans ce
château, une jeune fille. Celui qui
la délivrerait acquerrait la plus
grande renommée du monde.» En disant ces mots, elle sortit.
« Par ma foi, » dit Gwalchmei,
« je ne dormirai pas tranquille
avant d'avoir su si je
peux délivrer la pucelle » Beaucoup des
hommes d'Arthur
adoptèrent le sentiment de Gwalchmei.
« Pour moi, » dit Peredur,
« au contraire, je ne dormirai pas d'un sommeil
tranquille tant que je n'aurai pas su l'histoire et le sens de la lance dont a parlé la jeune
fille noire »
(1) Syberw a le
sens d'orgueilleux et de noble.
Chacun était en train
de s'équiper, lorsque se présenta à l'entrée
un chevalier ayant la stature et la
vigueur d'un guerrier, bien pourvu d'habits et d'armes (1). Il s'avança et salua Arthur et toute sa maison, à l'exception de Gwalchmei.
Sur l'épaule, il avait un écu émaillé
d'or dont la traverse était d'émail
bleu; bleues aussi étaient toutes ses
armes. Il dit à Gwalchmei :
« Tu as tué mon seigneur par tromperie et
trahison, et je le prouverai
contre toi.» Gwalchmei se leva:
« Voici, » dit-il, « mon gage contre
toi, ici ou à l'endroit que tu voudras, que je ne suis ni trompeur ni traître »
- « Je veux que la lutte entre toi et
moi ait lieu devant
le roi mon suzerain »
- « Volontiers, » dit Gwalchmei,
« marche, je te suis » Le chevalier partit.
Gwalchmei fit ses préparatifs; on lui proposa beaucoup
d'armes, mais il ne voulut que les siennes.
Une fois armés, Gwalchmei et Peredur
partirent à la suite du chevalier, tous les deux, à cause de leur compagnonnage
et de leur grande affection l'un pour l'autre. Ils ne se mirent pas en quête ensemble,
mais chacun de son côté.
Dans
la jeunesse du jour, Gwalchmei arriva dans une vallée arrosée par une
rivière, où il aperçut un château fort,
avec une grande cour, et couronné de tours
superbes et très élevées. Il vit en sortir un chevalier partant pour la chasse, monté sur un palefroi d'un noir luisant, aux narines larges,
avide de voyager, au trot égal et
fier, vif, rapide et sûr : c'était
le propriétaire de la cour. Gwalchmei le salua.
(1) Chez Chrestien (p. 2051, il s'appelle Guigambresil. Bresil signifie guerre
et entre en composition des noms propres anciens, gallois, bretons et
corniques.
« Dieu te protège, seigneur, » dit le chevalier, « d'où viens-tu? »
- « De la cour d'Arthur »
- « Es-tu des hommes d'Arthur? »
- « Oui, par ma foi »
- « Un bon conseil, » dit le chevalier; « je te vois fatigué, harassé. Va à ma cour, et restes-y cette nuit, si cela te
convient »
- « Volontiers,
seigneur, et Dieu te le rende »
- « Voici un anneau comme signe de passe
pour le portier; va
ensuite droit à cette tour là-bas: ma sœur s'y trouve » Gwalchmei se présenta à l'entrée, montra l'anneau au portier, et se dirigea
vers la tour.
A
l'intérieur brûlait un grand feu à flamme claire, élevée, sans fumée; auprès du feu
était assise une jeune
fille, majestueuse, accomplie. La pucelle lui fit bon accueil, le salua et alla à sa rencontre. Ils s'assirent l'un auprès de
l'autre. Ils mangèrent, et, le repas fini, ils tinrent amicalement conversation. Sur ces entrefaites, entra,
se dirigeant vers eux,
un homme, aux cheveux blancs, respectable.
« Ah ! misérable putain !
s'écria-t-il; si tu savais comme il te convient de jouer et
de t'asseoir en compagnie
de cet homme, assurément tu ne le ferais pas ! » Il se retira aussitôt et s'éloigna.
« Seigneur, » dit la pucelle, « si tu suivais mon avis, dans la crainte d'un danger
pour toi de la part
de cet homme, tu fermerais la porte. » Gwalchmei
se leva. En arrivant à la porte, il vit l'homme, lui soixantième, complètement
armé, ainsi que ses compagnons, montant à
la tour. Saisissant la table du jeu
d'échecs (1), il réussit à empêcher aucun d'eux de monter,
jusqu'au retour du comte de la chasse.
« Que se, passe-t-il? » dit le comte en arrivant.
- « Une bien vilaine chose, » répondit l'homme aux cheveux blancs : « cette malheureuse, là-haut, est restée jusqu'à
ce soir assise et
mangeant en compagnie de l'homme qui a tué votre père: c'est Gwalchmei,
fils de Gwyar »
- « Arrêtez maintenant, » dit le comte. « je vais entrer.»
Le comte fut courtois
vis-à-vis de Gwalchmei.
« Seigneur, » dit-il, « tu as eu tort de venir à notre cour, si tu savais avoir tué
notre père; quoique nous ne puissions,
nous, le venger, Dieu le vengera sur toi »
(1) Chez Chrestien (Potvin,
11, p. 93, p. 246-217), la damoisele prend une part active à la lutte:
La damoisele,
les eschiés
Qui givrent sor le
pavement
Lor rue moult iriement
- Et cil mius se deffendent
Des grans
eskiés que il lor ruent.
- « Mon âme, » dit Gwalchmei, « voici,
à ce sujet, la vérité: ce n'est ni pour avouer que j'ai tué votre père ni pour le nier que je suis venu ici. Je suis en mission pour le compte d'Arthur et le mien (1). Je
te demande un délai d'un an, jusqu'au retour de ma mission, et alors, sur ma foi, je viendrai à cette cour pour avouer ou pour nier » Le
délai lui fut volontiers accordé. Il
passa la nuit à la cour et partit le lendemain. L'histoire n'en dit pas davantage de Gwalchmei à ce sujet (2).
Pour
Peredur, il marcha devant lui. Il erra à travers l’île, cherchant des nouvelles
de la jeune fille
noire, et il n'en trouva pas. Il finit par arriver dans une terre qu'il ne
connaissait pas, dans le val d'une rivière. En cheminant à travers cette
vallée, il vit venir
un cavalier ayant les insignes d'un prêtre. Il lui demanda sa bénédiction.
« Malheureux, » répondit-il, « tu
ne mérites pas ma bénédiction, et il ne te
portera pas bonheur de vêtir une armure un jour comme aujourd'hui »
- « Quel jour est-ce donc? »
- « C'est aujourd'hui le vendredi de
la passion »
(1) Chez Potvin
(IV, p.253) Gauvain est obligé de passer un an à chercher
(2) Cf. Chrestien (Potvin, II, p. 253):
De monsignor
Gauvain se taist
Ici li contes a estal;
Si comence de Perceval.
- « Ne me fais pas de reproches, je
ne le savais pas.
Il y a un an aujourd'hui que je suis parti de mon pays »
Peredur mit pied à terre (1) et conduisit son cheval à la main. Il suivit
quelque temps la grand'route, puis il prit un chemin de
traverse qui le mena
à travers un bois. En en sortant, il aperçut un château sans tours, qui lui parut habité. I1 s'y rendit et, à l'entrée, il
rencontra le même prêtre
et lui demanda sa bénédiction.
« Dieu te bénisse, » répondit le prêtre, « il vaut mieux faire route ainsi. Tu resteras avec moi ce
soir » Peredur passa la nuit au château. Le lendemain, comme il songeait à partir, le prêtre
lui dit:
« Ce n'est pas un jour aujourd'hui pour
voyager, pour qui que ce soit. Tu resteras avec moi aujourd'hui, demain et après-demain, et je te
donnerai toutes les informations que je pourrai au sujet de ce que tu cherches » Le quatrième jour, Peredur se mit en devoir de partir et demanda au prêtre des renseignements
au sujet du château des Merveilles.
(1) L'usage
d'Arthur était de ne pas monter à cheval durant la semaine peneuse ou sainte
(Paulin Paris, Les Romans de
« Tout ce que j'ai appris, » dit
celui-ci, « je vais te le dire. Tu franchiras cette
montagne là-bas; de
l'autre côté, il y a une rivière et dans la vallée de cette rivière, une cour
royale. C'est là que fut le roi à Pâques. S'il y a un lieu où tu doives trouver des nouvelles au sujet du
château des Merveilles,
c'est bien là (1) »
Peredur partit et se rendit à la vallée
de la rivière où il
rencontra une troupe de gens allant à la chasse et ayant au milieu d'eux un homme de haut rang. Peredur
le salua.
« Choisis, seigneur, » dit cet homme: viens chasser avec
moi, ou va à la
cour: j'enverrai quelqu'un de mes gens pour te recommander à ma fille, qui y est; elle te donnera à manger et à boire en
attendant mon retour
de la chasse. Si ce que tu cherches est de telle nature que je puisse te le procurer, je le ferai volontiers. » Le roi
fit accompagner Peredur par un valet court et blond;
lorsqu'ils arrivèrent à la cour, la princesse venait de se lever et allait se laver. Peredur
s'avança; elle le salua avec courtoisie, et lui fit place à côté d'elle; ils prirent ensemble
leur repas. A tout ce que lui disait Peredur, elle riait assez haut pour être
entendue de toute la cour:
« Par ma foi, »
lui dit alors le
petit blond, « si tu as jamais eu un mari, c'est bien ce jeune
homme. S'il ne l'a
pas encore été, à coup sur, ton esprit et ta pensée sont fixés sur lui » Puis le petit blond se rendit auprès du roi et lui dit qu'à son avis, suivant toute vraisemblance, le
jeune homme qu'il avait
rencontré était le mari de sa fille.
(1) Chez Chrestien,
le prêtre (l'ermite) est un oncle de Perceval,, frère de sa mère. Perceval reste deux jours avec lui. C'est la première fois qu'il le rencontre.
« S'il ne l'est pas encore, ajouta-t-il,
il va le devenir tout de
suite, si tu n'y prends pas garde »
- « Quel
est ton avis, valet? » dit le
roi.
- « Je
suis d'avis de lancer sur lui des hommes vaillants et de le tenir prisonnier
jusqu'à ce que tu n'aies plus d'incertitude à ce
sujet » Le roi lança ses hommes sur Peredur,
avec ordre de le saisir et le fit
mettre en geôle. La jeune fille alla
au-devant de son père et lui demanda pourquoi il avait fait emprisonner le
chevalier de la cour d'Arthur.
« En vérité » répondit-il, « il ne sera libre ni ce soir, ni
demain, ni après-demain : jamais il ne sortira du lieu où il est » Elle ne protesta pas contre les paroles du roi et
se rendit auprès du jeune homme auquel elle dit :
« Est-ce qu'il t'est désagréable d'être ici ? »
- « J'aimerais
autant » répondit-il, « ne pas y être »
-
« Ton lit, ta situation, ne seront
pas plus mauvais que
ceux du roi. Les meilleurs chants de la cour, tu les auras à ton gré. Si tu trouves même plus amusant que j'établisse mon lit ici pour causer avec toi, je le ferai volontiers »
- « Pour
cela, je ne le refuse pas » Il passa
cette nuit en prison, et la pucelle
tint tout ce qu'elle avait promis.
Le lendemain Peredur entendit du bruit dans la ville.
« Belle pucelle, » dit-il, « quel est ce bruit? »
- « L'armée
du roi et toutes ses forces viennent dans
cette ville aujourd'hui »
- « Que
veulent-ils ainsi ? »
- « Il
y a ici près un comte, possédant deux
comtés et aussi puissant qu'un roi. Il y aura lutte entre eux aujourd'hui ».
- « J'ai
une prière à t'adresser : fais-moi avoir cheval et armes pour assister à la lutte; je jure de retourner à ma prison »
- « Volontiers,
tu auras cheval et armes » Elle lui
procura le cheval et les armes, ainsi qu'une cotte d'armes toute rouge
par-dessus son armure, et un écu jaune
qu'il suspendit à son épaule. Il alla
au combat et renversa tout ce qu'il rencontra
d'hommes du comte ce jour-là. Puis il rentra
en prison. La pucelle demanda des nouvelles à Peredur : il ne lui répondit pas un mot. Elle
alla aux renseignements auprès de son père et lui demanda qui avait été le plus
vaillant de sa maison. Il répondit qu'il ne
le connaissait pas, mais que c'était un chevalier portant une cotte
d'armes rouge par-dessus son armure et un
bouclier jaune sur l'épaule. Elle
sourit et retourna auprès de Peredur, qui fut
cette nuit-là l'objet d'égards particuliers.
Trois
jours de suite, Peredur tua les gens du comte, et,
avant que personne ne pût savoir qui il était, il retournait à sa prison. Le quatrième jour, Peredur
tua le comte lui-même. La pucelle alla au-devant de son père et lui demanda les
nouvelles.
« Bonnes nouvelles, » répondit-il, « le comte est tué, et je suis maître de ses deux comtés.»
- « Sais-tu,
seigneur, qui l'a tué ? »
- « Je
le sais : c'est le chevalier à la cotte d'armes rouge et à l'écu jaune »
- « Seigneur,
moi je le connais »
- « Au
nom de Dieu, qui est-ce ? »
- « C'est
le chevalier que tu tiens en prison » Il se rendit auprès de Peredur,
le salua, et lui dit qu'il le
récompenserait du service qu'il lui avait rendu, comme il le voudrait lui-même. A table, Peredur
fut placé à côté du roi, et la pucelle
à côté de lui
« Je te donne, lui dit le roi, ma
fille en mariage avec
la moitié de mon royaume, et je te fais présent des deux comtés »
- « Seigneur, Dieu te le rende, mais je ne suis pas venu
ici pour prendre femme.»
- « Que cherches-tu, seigneur? »
- « Je cherche des nouvelles du château des Merveilles »
- « La pensée de ce seigneur est bien
plus haut que là où
nous la cherchions, dit la pucelle : tu auras
des nouvelles au sujet du château, des guides
pour te conduire à travers les États de mon père,
et de quoi défrayer ta route. C'est toi, seigneur, l'homme que j'aime le plus.
Franchis, continua-t-elle, cette montagne là-bas, puis tu verras un étang et, au milieu, un château : c'est
ce qu'on appelle le château des
Merveilles. Ce nom, nous le connaissons,
mais pour les merveilles elles-mêmes, nous
n'en savons rien »
Peredur se dirigea vers le château. Le portail était ouvert. En arrivant à la
salle, il trouva la porte
ouverte : il
entra et aperçut un jeu d'échecs les deux
troupes de cavaliers jouaient l'une contre l'autre
(1); celle à qui il donnait son
aide perdait et l’autre jetait un cri, absolument
comme l’eussent fait des hommes.
(1) Parmi les merveilles de l’île de Bretagne est le jeu d’échecs de Gwenddoleu : on n’a qu’à mettre
debout les cavaliers, ils jouent tout seuls. L’échiquier était en or et les cavaliers
en argent (Lady Charlotte Guest, Mabin.,
I, p. 383); Cf. ma trad. I, p. 215, note 2. Chez Wauchier (Potvin, l
V, p. 78-80), l’épisode est beaucoup plus développé. Dans cette version et celle de Robert de Borron
(miss Williams, Essai, p. 59 et suiv.), Perceval joue
lui-même contre l’autre troupe. Une
sorte de fée des eaux l’arrête lorsqu’il veut jeter l’échiquier dans l’eau (le lac, dans Peredur). C’est une jeune fille aussi qui lui promet son amour s’il lui apporte la
tête du cerf blanc et qui lui prête son brachet
pour le chasser. Dans Peredur, elle agit pour le compte de l’impératrice sa
maîtresse; c’est l’épagneul de l’impératrice
qui chasse avec lui. En somme, le Peredur, dans cet épisode, est tantôt d’accord avec Wauchier, tantôt avec Robert de Borron.
Il
se fâcha, prit les cavaliers dans son giron, et jeta l’échiquier dans le lac. A ce moment entra une
jeune fille noire qui lui dit :
« Puisse Dieu ne pas t’accorder sa
grâce. Il t’arrive plus
souvent de faire du mal que du bien (1) »
- « Que me réclames-tu, la pucelle
noire, dit Peredur ? »
- « Tu as fait perdre à l’impératrice
sa table de jeu, ce
qu’elle n’eût pas voulu pour son empire (2) »
- « Y aurait-il moyen de la retrouver ? »
- « Oui, si tu allais à Kaer Ysbidinongyl. Il y a là un homme noir qui
dévaste une grande partie
des domaines de l'impératrice. En le tuant, tu aurais la table. Mais si tu y vas, tu n'en reviendras pas vivant »
-« Veux-tu me guider là-bas? »
- « Je vais t'indiquer le
chemin »
(1) Dans Chrestien
c'est une jeune fille de la plus grande beauté une sorte de fée des eaux.
(2)
Chez Wauchier, un des continuateurs de Chrestien (Potvin, 1V, p.78-79), cet épisode est plus
longuement raconté. Perceval a le dessous
Au cief del tout, c'est vérités,
En fu Percevaus li matés;
…
Lors
regüa et matés fu
.III.
gius,...
Il
se rendit à Kaer Ysbidinongyl,
et se battit avec l'homme
noir. Celui-ci demanda grâce :
« Je te l'accorde, » dit Peredur,
« à condition que la table de jeu soit où elle était à mon entrée dans la salle » A ce moment arriva la jeune fille noire.
« En vérité, » dit-elle « que la malédiction de Dieu soit sur toi en retour de ta peine,
pour avoir laissé en vie
ce fléau qui est en train de dévaster les domaines de l'impératrice.
- « Je lui ai laissé la vie, » dit Peredur,
« pour qu'il remit la table »
- « Elle n'est pas à l'endroit où tu l'as trouvée : retourne
et tue-le » Peredur alla et tua
l'homme noir.
En arrivant à la cour,
il y trouva la jeune fille noire.
« Pucelle, » dit Peredur
, « où est l'impératrice ? »
- « Par moi et Dieu, » répondit-elle, « tu ne la verras pas maintenant,
si tu ne tues le
fléau de cette forêt là-bas »
- « Quel est ce fléau? »
- « Un cerf (1), aussi rapide que l'oiseau le plus léger; il a au front une corne aussi longue qu'une hampe de lance, à la
pointe aussi aiguë
que tout ce qu'il y a de plus aigu. Il brise les branches des arbres, et tout ce qu'il y a de plus précieux dans la forêt; il tue tous les animaux
qu'il rencontre, et ceux qu'il ne tue pas meurent
de faim. Bien pis : il va tous
les soirs boire l'eau du vivier et il
laisse les poissons à sec; beaucoup sont morts avant que l'eau n'y revienne »
(1) Chez Chrestien, c'est le blanc cerf. Le chien est celui de la jeune fille; il est blanc aussi. Dans
Perlesvaux (Potvin, l, p. 21), le héros se distingue par
un escu vermeil à un cerf blanc.
Cf. plus bas, p. 123.
- « Pucelle, viendrais-tu me montrer cet animal-là ? »
- « Non point; personne depuis un an n'a osé aller à
la forêt, mais il y a l'épagneul de
l'impératrice qui lèvera le cerf et reviendra vers toi avec lui; le cerf alors t'attaquera » L'épagneul servit de guide à Peredur,
leva le cerf, et le rabattit vers
l'endroit où était Peredur. Le cerf se jeta sur Peredur,
qui le laissa passer de côté, et lui trancha la tête. Pendant qu'il considérait la tête, une cavalière vint à lui, mit
l'épagneul dans sa cape et la tête du cerf entre elle et l'arçon de sa selle. Il avait au cou un collier d'or rouge
« Ah ! seigneur, » dit-elle, « tu as agi d'une façon discourtoise en détruisant le plus précieux joyau de mes domaines »
- « On me l'a demandé, » répondit-il; « y a-t-il un moyen de gagner ton
amitié ? »
- « Oui, va sur la croupe de cette
montagne là-bas. Tu y verras un buisson.
Au pied du buisson, il y a une pierre plate (1). Une
fois là, demande par trois fois
quelqu'un pour se battre avec toi;
ainsi tu pourras avoir mon amitié »
(1) Wauchier
(Potvin, IV, p. 85)
Là trouverez-vous .I. tombiel
Ou
il a peint
.I. chevalier.
I1 me paraît très
probable que l'archétype gallois portait au lieu de llech
(pierre plate), cromlech qui signifie
dolmen, tombeau mégalithique.
Peredur se mit en marche et, arrivé au buisson, il demanda un homme pour se battre avec lui. Aussitôt
un homme noir sortit de dessous la pierre, monté sur un cheval osseux, couvert,
lui et son cheval, d'une forte armure
rouillée. Ils se battirent. A chaque
fois que Peredur le renversait, il sautait de nouveau
en selle. Peredur descendit et tira son épée. Au même moment l'homme noir disparut avec le cheval de Peredur
et le sien, sans que Peredur pût même
jeter un coup d'oeil dessus. Peredur marcha tout le long de la montagne et, de l'autre côté, dans une vallée arrosée par une rivière, il aperçut un château. Il s'y dirigea. En entrant, il vit une salle dont la porte était
ouverte. Il entra et aperçut au bout de la salle sur un siège un homme aux cheveux gris, boiteux; à côté de lui, Gwalchmei, et son propre cheval dans la
même écurie que celui de Gwalchmei. Ils firent joyeux accueil à Peredur qui alla s'asseoir de
l'autre côté de l'homme aux cheveux
gris.
A
ce moment, un jeune homme aux cheveux blonds tomba à genoux devant Peredur
et lui demanda son amitié.
« Seigneur, » dit-il, « c'est moi que tu as vu sous les traits de
la jeune fille noire, à la cour d'Arthur,
puis, lorsque tu jetas la table de jeu, lorsque
tu tuas l'homme noir d'Ysbidinongyl, lorsque tu
tuas le cerf, quand tu t'es battu avec
l'homme de la pierre plate. C'est encore moi qui me suis présenté avec
la tête sanglante sur le plat, avec la lance de la pointe de laquelle coulait
un ruisseau de sang jusque sur mon poing (1),
tout le long de la hampe. La tête
était celle de ton cousin germain. Ce
sont les sorcières de Kaerloyw qui l'ont tué; ce sont elles aussi qui ont estropié ton oncle; moi, je
suis ton cousin. I1 est prédit que tu
les vengeras »
Peredur et Gwalchmei
décidèrent d'envoyer vers Arthur et sa famille pour lui demander de marcher contre les sorcières. Ils
engagèrent la lutte contre elles. Une des sorcières voulut tuer un des hommes d'Arthur devant Peredur; celui-ci l'en
empêcha. Une seconde
fois, la sorcière voulut tuer un homme devant Peredur; celui-ci l'en empêcha.
A la troisième fois, la sorcière tua un
homme devant Peredur.
Celui-ci tira son épée et en déchargea
un tel coup sur le sommet de son heaume qu'il fendit le heaume, toute l'armure et la tête en deux. Elle jeta un cri et commanda aux sorcières de fuir en leur disant que c'était Peredur, celui qui
avait été à leur école pour apprendre la chevalerie, et qui, d'après le sort, devait les tuer. Arthur et ses
gens se mirent alors à frapper sur les sorcières.
Toutes les sorcières de Kaerloyw furent tuées.
Voilà ce qu'on raconte au
sujet du château des Merveilles.
(1) Cf. Chrestien
(Potvin, II, p. 147).
S'en let une goute de sanc
Del fer de la lance el somet
Et jusqu'à la main au varlet
Couloit cele goute vermeille.